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 d’ADHEOS

La droite opposée au mariage homo s’en prend aux manuels scolaires qui refusent les traditionnels stéréotypes masculins et féminins. Enquête sur un procès en sorcellerie. 
 
Voici peu, "on ne naît pas femme, on le devient", la cinglante formule de Simone de Beauvoir dénonçant le poids de la société dans la construction de nos identités, faisait consensus sur notre échiquier politique. La cause de l’égalité entre les sexes, de la lutte contre ce conditionnement, semblait entendue.
 
Semblait, car une "nouvelle" droite, celle des irréductibles opposants au mariage gay, prétend aujourd’hui y voir un odieux complot. Elle l’a baptisé "théorie du genre" et clame haut et fort son absolue croyance en un éternel féminin et un éternel masculin. Ce complot, disent ces "anti", est ourdi par les militants homosexuels, trans, queer et autres ultraféministes qui instillent leurs idées perverses et contre nature jusque dans les rapports gouvernementaux, les manuels scolaires et même bientôt, horreur, dans les petites têtes innocentes de nos enfants.
 
Garçons et dînette
 
Et ils cognent ! "Le Figaro" titrait voici quelques jours en une : "Rentrée scolaire : l’offensive des partisans de la théorie du genre". L’objet de cet appel aux armes ? Un banal rapport de l’Education nationale sur les inégalités entre filles et garçons, sorti en juillet, et le lancement d’ateliers scolaires ludiques, les "ABCD de l’égalité", visant à démonter les stéréotypes toujours indéboulonnables, jusque dans nos manuels. Un seul exemple, cette étude qui révèle que, dans vingt-neuf ouvrages de mathématiques, on dénombre cinq fois plus d’hommes que de femmes dans les personnages d’illustration. Et que celles-ci n’ont jamais le rôle central… quand elles ne sont pas juste là comme épouses.
 
Et l’éditorialiste du quotidien, Yves Thréard, de hurler néanmoins au "décervelage" : "Quand tous les petits garçons sauront jouer à la dînette et que les petites filles s’intéresseront à la course automobile, notre société se portera-t-elle mieux ?" Révulsé à l’idée que "les différences entre les hommes et les femmes ne [soient] pas seulement naturelles". Que ce soit "l’éducation qui [construise] le genre".
 
Ce n’est là que la énième offensive d’une vraie guerre de tranchées, ponctuée de tirs si virulents que maints politiques, y compris de gauche, se croient aujourd’hui obligés d’affirmer qu’ils sont contre la "théorie" du genre, quand bien même ils savent parfaitement que celle-ci n’existe pas.
 
Stéréotypes sexués
 
"Le genre n’est pas une théorie qui aurait ses partisans et ses opposants, explique Laure Bereni, sociologue au CNRS. C’est le terme qui s’est peu à peu imposé dans le monde de la recherche pour désigner les études autour des places et des rôles respectifs des hommes et des femmes dans la société. Auparavant, on parlait simplement d’études sur les femmes ou d’études féministes." Des travaux remontant aux années 1960, avec en France de grandes figures, de Simone de Beauvoir à Françoise Héritier, qui ont irrigué la recherche internationale. Comment ce sujet qui n’agitait que des cercles intellectuels et militants est-il arrivé à l’avant-scène de notre vie politique ?
 
Il faut regarder du côté des instances religieuses. "Quand les militants de la cause homosexuelle ont commencé à faire valoir leurs droits au mariage et à la parentalité, le Vatican a vite réagi. En 2003, son conseil pontifical pour la famille a publié un ‘Lexique des termes ambigus et controversés’ qui dénonçait le terme de ‘genre’ comme pernicieux", poursuit Laure Bereni. Rome faisait pour la première fois le lien entre l’émancipation des femmes, victimes de conditionnements et de stéréotypes sexués, et les luttes contre ces mêmes stéréotypes au nom de la liberté de l’orientation sexuelle.
 
"Idéologie destructrice pour notre civilisation"
 
En France, c’est à la rentrée 2011 que les premiers cris d’indignation ont vraiment résonné. En cause, les nouvelles éditions des manuels de sciences de la vie et de la terre alors accusées de promouvoir cette "théorie" dans leurs pages intitulées "Devenir homme ou femme". "C’est la première fois que j’ai entendu l’expression ‘théorie du genre’ ! s’amuse Hélène Périvier, chercheuse qui planchait pourtant sur ces questions à Sciences-Po. Cette ‘théorie’ n’existe pas, c’est un fantasme : les recherches sur le genre sont parcourues de débats contradictoires."
 
Béatrice Bourges, une dame bien mise, complète inconnue, fait à l’époque ses premières armes sur la place publique, au nom du Collectif pour l’Enfant. Elle s’imposera plus tard comme l’une des égéries du mouvement anti-mariage gay, aux côtés de Frigide Barjot dans la Manif pour tous. Déjà, elle dénonçait cette "idéologie destructrice pour notre civilisation". Aujourd’hui, son mouvement d’extrême droite, le Printemps français, tire à boulets rouges sur le genre, rameutant les parents d’élèves, distribuant des tracts à la moindre initiative.
La dérision à la rescousse
 
Dans l’Hémicycle, elle a des camarades de jeu. En décembre 2012, le député de l’Ain Xavier Breton (UMP) et sa collègue Virginie Duby-Muller (Haute-Savoie, UMP) réclamaient rien de moins qu’une commission d’enquête sur "la pénétration" de la théorie du genre en France. "Un bouleversement de notre contrat social", écrivent-ils alors. "Notre programme était cité. J’étais hallucinée que des parlementaires s’en prennent au travail des chercheurs !" se souvient Hélène Périvier.
 
En février dernier, la députée PS Julie Sommaruga présente à l’Assemblée l’amendement 180 qui inscrit "l’égalité de genre" dans le projet de loi sur la refondation de l’école porté par Vincent Peillon. Malheur à elle ! L’UNI, syndicat étudiant fortement marqué à droite fonde immédiatement l’Observatoire de la Théorie du Genre et lance des pétitions. Il récolte 300.000 signatures. L’amendement sera retiré. Au même moment figurent dans leur ligne de mire la députée socialiste Sandrine Mazetier (Paris), pour avoir eu l’outrecuidance de vouloir changer l’appellation trop connotée d’"école maternelle", ou encore un colloque destiné à sensibiliser les magistrats aux questions de genre.
 
Ils appellent la dérision à la rescousse, l’une des armes de toujours pour ridiculiser les combats féministes. Rebelote en juin, quand la chef du groupe écologiste, Barbara Pompili, s’y essaie à son tour. "J’ai été inondée de messages d’insultes qui avaient trait à ma vie sexuelle", dénonce-t-elle, livide, à l’Assemblée. Vincent Peillon finit par plier, lâchant à la radio : "Je suis contre la théorie du genre je suis pour l’égalité filles-garçons." Exit le mot tabou ! "Résultat, il n’apparaît finalement qu’une seule fois, et dans une annexe, du projet de loi…" déplore Maud Olivier, députée PS à l’origine de l’amendement 180.
 
Différences biologiques
 
Malgré cette victoire, les militants anti-"genre" n’ont pas abandonné leur lutte, bien au contraire. Tout est bon pour jeter le discrédit sur les travaux de recherche. Y compris se piquer de nationalisme. "Ils parlent de théorie du ‘gender’, comme s’il s’agissait d’idées étrangères à notre culture, venues des Etats-Unis, alors que la France compte depuis longtemps dans ce domaine des sciences sociales", souligne Laure Bereni.
 
Et, au prétexte que beaucoup de chercheurs sont des militants, les "anti" hurlent à l’idéologie, à la partialité. "On pourrait en dire tout autant de la sociologie, très nourrie par l’héritage de Mai-68, poursuit Laure Bereni. Mais surtout la science dite ‘normale’ est, elle aussi, imprégnée de préjugés sexistes qu’elle contribue à renforcer, à la différence qu’ils sont masqués."
 
Enfin, pour discréditer leurs adversaires, les anti-"genre" s’abritent derrière une intangible "loi naturelle", l’absolue évidence de la biologie. Ramenant toute remise en question des stéréotypes masculins et féminins à un pur déni des réalités du corps. "Aucun chercheur n’a jamais voulu nier les différences biologiques, ce serait ridicule", rappelle Hélène Périvier.
 
Des XY au physique de femmes
 
En revanche, Lise Eliot, neurobiologiste américaine, vient de porter un coup fatal à la vogue du "Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus". "Je suis une scientifique et, quand j’ai entendu ma fille me dire : ‘Je ne serai jamais bonne en maths’, ça a été la goutte d’eau." Dans une somme de 600 pages, "Les neurones ont-ils un sexe ?" (1), Lise Eliot a passé au crible les multiples études visant à expliquer les comportements divergents des hommes ou des femmes par des causes biologiques. Conclusion ? "La science a peu de preuves sérieuses qu’il existe des différences, et celles qui sont avérées sont minimes. Les garçons disposent par exemple d’un très léger avantage en spatialisation, mais comme notre cerveau est extrêmement plastique, quelques heures d’apprentissage suffisent à mettre les filles à égalité."
 
Mieux, l’évidence du partage de l’humanité en deux sexes, hommes et femmes, cases hermétiques, n’est pas entièrement fondée. En atteste l’existence, certes ultraminoritaire, des intersexués. L’histoire du sport est ainsi jalonnée de ces étonnants parcours d’athlètes qui, soumises à des tests génétiques à l’occasion de compétitions, se sont, à leur grande surprise, découvertes "XY" malgré leur physique de femme ! "Le sexe ne se réduit pas à l’appareil génital apparent, pénis ou vagin, qui peut différer chez un même individu de son appareil reproducteur (ovaires ou testicules) ou de ses chromosomes (XX ou XY, et leurs variations), voire de son rôle social. Les spécialistes parlent volontiers de cinq sexes", explique Ariane Giacobino, généticienne à Genève.
La grimace de l’intolérance
 
Et ce sont bien ces découvertes dérangeantes qui ulcèrent et angoissent ceux qui plaident aujourd’hui pour le respect de la nature. N’étant plus simplement "donné" à la naissance, le sexe pourrait, s’alarment-ils, devenir un choix, au gré de ce que l’on pense être. Certaines décisions récentes de pays étrangers vont en effet dans ce sens. En Argentine, en Australie, au Népal et, bientôt, en Allemagne, les transsexuels qui souhaitent changer de sexe social ou ne plus choisir entre les cases "homme" ou "femme" le peuvent désormais, et cela sans subir d’opération. Une case "x" est même prévue à l’état-civil.
 
"Les opposants au ‘genre’ contestent l’idée que l’hétérosexualité, loin de découler du sexe biologique, n’est pas la forme ‘naturelle’ de la sexualité, mais seulement sa forme dominante, celle que la société produit et légitime, tandis qu’elle stigmatise, voire punit celles et ceux qui s’en écartent", explique Laure Bereni. Où l’on reconnaît donc, derrière le masque du bon sens, la grimace de l’intolérance.
 
Cécile Deffontaines et Véronique Radier – Le Nouvel Observateur
 
(1) "Cerveau rose, cerveau bleu. Les neurones ont-ils un sexe ?", par Lise Eliot, éditions Robert Laffont, 2011.