Le printemps arabe a apporté davantage de démocratie en Tunisie. Pourtant cette victoire n’a pas profité à tous. La répression de la communauté LGBT se poursuit, soutenue par les autorités publiques. Quitte à enfreindre des droits élémentaires.
Nous sommes au début de l’année 2011. Les Tunisiens descendent dans la rue et exigent de nouveaux dirigeants. Le pays est à un tournant de son histoire. La Révolution de jasmin, son printemps arabe, aboutira au départ du président Ben Ali, à la tête du gouvernement depuis 1987. Après quelques semaines de flottement, Béji Caïd Essebsi est nommé pour diriger cet État en quête de renouveau, avec l’espoir de faire de la Tunisie une véritable démocratie.
Dans l’attente d’une Cour constitutionnelle…
Mais presque sept ans après, le constat est amer. L’État attend toujours l’instauration d’une Cour constitutionnelle, pour garantir et protéger les droits humains. Et si le pays s’est imposé comme une référence dans le monde arabe pour sa liberté d’expression, ses progrès en matière de droits des femmes ou des détenus, la répression contre la communauté LGBT se poursuit. Aux yeux de tous.
"Le bilan actuel est catastrophique", déplore Mounir Baatour, avocat et président de Shams, une association tunisienne de défense des droits des personnes. "Nous avons comptabilisé 71 arrestations pour homosexualité en 2017."
Un climat répressif entretenu par l’État
Car l’homosexualité demeure un délit en Tunisie, à cause du très controversé article 230 qui prévoit "jusqu’à trois ans de prison pour sodomie entre adultes consentants". Un climat répressif, soutenu par le président, Béji Caïd Essebsi, qui a déclaré publiquement qu’il ne supprimerait jamais l’article 230. De fait, "l’abolition de l’article 230 n’est pas envisageable actuellement. Sauf décision de la Cour Constitutionnelle, qui n’a pas été encore instaurée. Cette institution pourrait le déclarer anticonstitutionnel vu qu’il est en contradiction avec les articles qui interdisent toute forme de discrimination, et protègent notamment la vie privée", poursuit Mounir Baatour.
Et les cas de discriminations sont nombreux, et tombent parfois dans l’aberration totale. "Il y a actuellement un cas problématique qui démontre l’ampleur de la répression. Un jeune infirmier de 25 ans a été victime d’un viol chez lui et, malgré sa situation de victime, le juge d’instruction a décidé de le traduire devant la Cour d’Assise avec son violeur, le premier sous le chef d’inculpation de sodomie, le deuxième sous le chef d’inculpation de viol." Mardi 20 décembre, la Cour d’appel de Tunis a décidé de le traduire devant la chambre criminelle du tribunal pour homosexualité.
Les "tests de la honte"
Tous les moyens sont bons dans cette chasse aux LGBT. Quitte à bafouer les droits de l’Homme, notamment lorsque les personnes "suspectées d’homosexualité" sont contraintes de se soumettre à un test anal.
«La police demande à un médecin légiste de procéder à un examen de la marge anale, explique Mounir Baatour. Ce dernier introduit des ustensiles médicaux dans l’anus de l’accusé, et vérifie la dilatation de son anus.»
Une pratique qui va à l’encontre d’à peu près toutes les chartes sur les droits de l’homme signées par la Tunisie. Un doux mélange de torture physique et psychologique, d’humiliation, d’homophobie et de viol.
Et en cas de refus, soit la justice tunisienne considère cela comme une preuve pour une condamnation, soit le test est imposé de force. "Les médecins légistes ont parfois recours à l’aide de la police pour menotter l’accusé, l’obliger à se déshabiller et lui faire subir l’examen de force", témoigne le président de Shams.
"Ni plus ni moins que du charlatanisme"
Et ces "tests de la honte", infligés à tout va, n’ont aucune valeur scientifique. L’organisation mondiale des médecins les a strictement interdits. Depuis 2014, l’ONU condamne le test anal, le considérant comme un traitement inhumain. Pourtant, "il continue d’être enseigné dans les facultés de médecine locales, et ce même si des études scientifiques ont prouvé formellement que ce n’est ni plus ni moins que du charlatanisme", analyse Mounir Baatour.
«Ils existent en Tunisie des médecins légistes homophobes tortionnaires qui collaborent avec la police pour faire inculper plus facilement les homosexuels.»
Quand le test anal ne suffit pas, les autorités locales n’hésitent pas longtemps avant de mener des investigations frauduleuses. Deux jeunes hommes ont ainsi été arrêtés pour accusations de sodomie en décembre 2016. En dépit de résultats négatifs aux tests anaux forcés, ils ont été condamnés en mars 2017 à huit mois de prison. "Souvent, on oblige l’accusé à donner les mots de passe de son téléphone portable et de son compte Facebook pour consulter ses conversations et ses photos intimes, qui servent ensuite de preuve", poursuit Mounir Baatour.
Un phénomène qui touche toutes les couches de la société. En mars 2017, c’est un réalisateur tunisien qui avait été incarcéré pour "délit d’homosexualité" à Tunis. La Société des Réalisateurs s’était insurgée, évoquant un "acte de torture".
Des méthodes dénoncées par un rapport de Human Rights Watch, ainsi que l’association Shams. Notamment par le biais de ce documentaire très pertinent intitulé Au pays de la démocratie naissante, où de nombreuses victimes témoignent de ces agissements cruels.
La complicité du gouvernement
Au moment du printemps arabe, la communauté LGBT tunisienne avait été mise en avant dans les médias. Depuis, l’instabilité politique chronique du pays a permis le retour au pouvoir d’un islam conservateur, où la liberté sexuelle n’a pas sa place. Les dénonciations, les appels au meurtre d’homosexuels de la part d’imam (voir la vidéo), les agressions caractérisées, voire des assassinats en pleine rue, se sont dangereusement multipliés. "Le tout sans la moindre réaction du gouvernement ou du président Essebsi", affirme aux Inrocks Frédéric Hay, président d’Adheos (Association d’aide de défense homosexuelle pour l’égalité des orientations sexuelles) en Poitou-Charentes.
Mais pour porter plainte et poursuivre les agresseurs, encore faudrait-il que l’État soit en mesure de protéger les homosexuels. Pas évident dans un pays qui considère qu’un piercing ou qu’une boucle d’oreille est une preuve tangible d’homosexualité…
Un gouvernement tunisien "nazillon"
Cette politique menée crescendo est dévastatrice pour la communauté LGBT. "La répression n’est pas seulement judiciaire mais elle est aussi familiale et sociale. Un nombre important de jeunes homosexuels expulsés par leur famille se retrouvent dans la rue, sans ressource et sans travail, et sont souvent obligés de se prostituer", argumente le président de Shams. Les cas de suicide de jeunes LGBT se sont considérablement multipliés au cours des dernières années.
Et même en termes d’homophobie, les autorités tunisiennes font preuve de sexisme. "Les cas d’arrestations de jeunes lesbiennes sont très rares", souligne Mounir Baatour. "Les preuves utilisés contre elles sont souvent des témoignages de dénonciateurs ou des photos intimes."
Ainsi, pour Adheos, "les gays tunisiens et étrangers sont comme les juifs des années 1930 : spoliés et chassés de chez eux par un ‘gouvernement tunisien nazillon’", poursuit Frédéric Hay. "Aujourd’hui la répression de la population LGBT atteint des sommets, touchant aussi bien la population tunisienne que les ressortissants étrangers."
Les homosexuels étrangers chassés de Tunisie
C’est ce qui est arrivé à Thierry. Installé pendant quatre ans en Tunisie, il n’a pas eu d’autre choix que de quitter le pays. À la tête d’un bel hôtel avec son conjoint et un autre couple gay, il a eu la mauvaise surprise de découvrir que la police avait une enquête concernant les deux couples bi-nationaux. "Le 12 octobre, je reçois un appel du consulat général de France à Tunis, me disant qu’il faut que je vienne récupérer un papier que j’avais demandé. Or, je n’avais rien demandé. Je me suis douté de quelque chose", raconte-t-il aux Inrocks.
A la suite d’un refus de collaborer avec une voisine française, cette dernière les a dénoncés aux autorités. "Elle a monté un dossier, avec des photos, prouvant que Mehdi et Christophe (l’autre couple, ndlr.) s’étaient mariés en France." Malgré les risques Thierry se rend sur place. "J’ai été reçu par le consul général adjoint, qui m’a informé que le ministère de l’Intérieur avait un dossier sur nous", déclare-t-il, la gorge serrée. "Le consulat nous a dit de partir au plus vite, avant que le dossier ne soit transmis au procureur."
Des moyens dignes du FBI
Et les moyens déployés lors de cette enquête sont dignes du FBI : écoutes téléphoniques durant plus de 6 mois et filatures à l’extérieur de l’établissement. "Je suis un ancien militaire, je me suis douté de quelque chose. Les voitures de la police sont facilement reconnaissables, ce sont des 4×4 blancs", se souvient-il.
On l’accuse alors de tenir un établissement servant de repère aux homosexuels. Pourtant, les deux couples sont toujours restés attentifs. "On ne sortait pas en faisant n’importe quoi, on restait toujours discret. On savait où on mettait les pieds."
Les deux hommes sont forcés de migrer en France. "On s’est dit qu’on prendrait le premier bateau une semaine après. Tous les jours, on allait une heure à l’hôtel, on ne pouvait pas dormir sur place. On a dû acheter une nouvelle carte téléphonique. On préparait le déménagement discrètement tous les jours, juste le temps de prendre quelques fringues. À ce moment là, on se disait encore qu’on pourrait peut-être revenir. Mais il fallait partir pour éviter un conflit diplomatique", déplore-t-il. "On savait que ça pourrait très bien nous arriver un jour. Le voisinage, une femme de ménage, un salarié… c’est une forme de stress permanent."
Durant ces quatre années passées en Tunisie, il a pu observer la tournure prise par les événements. "Depuis la révolution, il y a un retour marqué de l’islamisme. J’avais déjà subi des agressions physiques au marché notamment. Rien d’homophobe, juste une attaque contre des ‘sales’ français."
Les conséquences financières désastreuses de l’homophobie publique
Pourtant, cette répression nuit clairement à la Tunisie. Notamment d’un point de vue économique, puisque le tourisme (l’un des principaux secteurs du pays) est en baisse depuis ce retour en force de l’islam radical et l’attentat de 2015 perpétré sur une plage très fréquentée. "Ils ont besoin d’investisseurs, mais des gens comme nous ça pose problème…", déplore le Français.
Pour Frédéric Hay, "la chasse aux gays tunisiens et étrangers n’est qu’un prétexte pour faire oublier la crise profonde et la défiance du peuple vis-à-vis de ce gouvernement despotique, incapable de relever les vrais défis de la Tunisie : assurer tout simplement la moindre sécurité des touristes, des investisseurs garants de la stabilité économique et politique", surenchérit-il.
Les promesses en l’air du gouvernement
En septembre 2017, la Tunisie s’est engagée à ne plus imposer de tests anaux, sans préciser quand cette promesse entrerait en vigueur. "Ces promesses sont un moyen d’apaiser les pressions internationales surtout celle du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU. Mais nous avons l’espoir qu’elles puissent être tenues avec l’instauration de la commission des libertés individuelles et de l’égalité par le président de la République", affirme Mounir Baatour.
En attendant que le gouvernement ne tienne ses promesses, l’association Shams poursuit ses actions en faveur d’une dépénalisation définitive de l’homosexualité en Tunisie.
"Contrôler la sexualité c’est aussi un moyen de contrôler la population"
"Dans ce contexte répressif et de retour des valeurs religieuses, la liberté sexuelle ne s’inscrit pas dans l’après printemps arabe tunisien. Dans une certaine mesure, contrôler la sexualité c’est aussi un moyen de contrôler la population", avance Frédéric Hay.
Car entre une droite radicale et conservatrice qui estime que l’homosexualité est une "maladie", et une gauche qui considère qu’il ne s’agit pas d’un chantier politique prioritaire, la lutte contre l’homophobie s’annonce encore longue en Tunisie. Derrière les discours apparents, les mentalités ont bien du mal à évoluer.
- SOURCE LES INROCKS