Le 14 janvier dernier, après un mois de protestations sanglantes et 23 ans de pouvoir, Ben Ali quittait la Tunisie, espoir d’ouverture sans précédent. Un an après, la communauté gay du pays s’inquiète d’un retour des conservatismes et de la fin d’une exception tunisienne.
C’était l’un des lieux phares de la communauté gay de Tunis. Cet été, le hammam La Guérison a fermé ses portes. «Des flics se seraient faits aborder là-bas, nous explique Houssem*, journaliste au sein d’un grand média tunisien. Pourtant, tout le monde sait que cet endroit était fréquenté par la population gay». Un événement presque anodin, mais qui reflète le changement d’atmosphère en Tunisie, notamment sur la question de l’homosexualité.
Sur l’avenue Bourguiba, la principale artère de Tunis, on trouve de nombreux établissements plus ou moins gay-friendly. Le pays fait preuve d’une certaine ambivalence. Les relations sexuelles entre hommes sont assez fréquentes. Y compris chez des hommes mariés selon Houssem: «Il y a une bisexualité latente et très présente chez les Tunisiens. Le personnage de l’homme efféminé a toujours existé dans la culture tunisienne. Ce n’est pas un problème de voir un garçon en embrasser un autre dans cette société très masculine. Mais il ne faut pas nommer les choses! Ne surtout pas parler d’homosexualité!» En arabe, «niboun» désigne l’homo mais aussi le lâche (lire notre article)…
«C’était le bon moment pour sortir»
Au printemps dernier, les gays sont partie prenante de la révolution de Jasmin. Ils revendiquent pour la première fois cette identité sur la place publique. Des groupes se créent sur internet. Une première dans un pays où le ministère de l’Intérieur sait tout. Le 16 octobre, lors de la marche «Fous-moi la paix!», des milliers de Tunisiens manifestent contre le retour en force des Islamistes. Des dizaines de drapeaux arc-en-ciel flottent parmi la foule. Mais le mouvement est immédiatement instrumentalisé.
«Les islamistes et d’autres ont assimilé les défenseurs des droits de l’homme et la gauche aux défenseurs du mariage homosexuel. Les gays ont cru que c’était le bon moment pour sortir. Il y a eu des appels à l’intégration des droits des gays dans la constitution. Cela a énormément choqué. D’une certaine manière, il ont fait beaucoup de mal à la gauche», regrette Houssem, qui revit pourtant avec émotion et fierté cette journée du 16 octobre.
Deux Tunisie
Les attaques verbales ne proviennent jusqu’ici que d’individus isolés. Ennahda, le parti islamiste qui a gagné les élections du 23 octobre, a pris soin de ne jamais évoquer le sujet. Impossible d’ailleurs de discuter de l’homosexualité avec ses représentants en France. Mais les porte-paroles des partis de gauche à Paris ne sont pas plus disponibles.
«Il y a deux Tunisie. L’une conservatrice et l’autre moderniste, qui se fait taxer de pro-occidentale», analyse Nadia El Fani, une réalisatrice tunisienne qui vit à Paris. Chacun prend soin pour l’instant de ne pas se couper d’une partie de la population. «Le tabou est tellement fort que l’on n’arrive pas à en parler. Le mot d’ordre c’est: ‘‘Il n’y a pas d’homos chez nous’’. Pourtant, tout le monde le voit!» Un durcissement qui ne date pas de la révolution, selon elle. Il était déjà en cours sous le régime Ben Ali.
«Certains arrêtent les mecs comme ils ont arrêté la bière»
«Les choses ne vont pas dans le bon sens!», s’inquiète Houssem. «Aujourd’hui, l’atmosphère est différente. Certains Tunisiens arrêtent les mecs comme ils ont arrêté la bière. 20% de mon carnet d’adresses ne me répond plus.» Il redoute la possible fin de cette tradition de tolérance et d’un certain hédonisme tunisien. Depuis quelques semaines, les rumeurs courent sur certaines arrestations et des vidéos anti gays sont postées sur la toile.
«Ce n’est certainement pas le moment de la visibilité, poursuit Houssem. On perdrait énormément à le faire. Cela ne sert à rien puisque la société l’accepte déjà. Il y a d’autres priorités.» Nadia El Fani revendique pourtant davantage d’activisme et une note d’espoir. «En dehors des islamistes, les Tunisiens sont conservateurs, mais on ne sait jamais. La tradition des libertés individuelles existe en Tunisie! Je ne veux pas être présomptueuse, mais je pense que si l’on s’en prenait à l’intégrité physique de certains, des voix s’élèveraient. C’est à nous, les artistes, de nous battre! On n’avait pas imaginé la révolution. On ne peut pas imaginer ce que peut produire la société tunisienne.»
*Le prénom a été changé.