Beaucoup de choses ont été dites sur les études de genre après la demande de 80 députés de retirer les nouveaux manuels scolaires faisant référence à l’orientation et l’identité sexuelles. Le sociologue Eric Fassin nous aide à démêler le vrai du faux.
Mardi, la demande faite par 80 députés UMP au ministre de l’Education nationale de retirer les nouveaux manuels scolaires, qui expliquent la différence des sexes autant par le contexte socio-culturel que par le sexe biologique (lire article), a provoqué de nombreuses réactions, relancant la polémique autour des fameuses études du genre. Le sociologue Eric Fassin réagit.
Comment définiriez-vous les gender studies ou études de genre?
Eric Fassin: Je préfère parler, en français, d’études de genre. En effet, on a longtemps refusé de traduire le mot gender, en le prétendant intraduisible. C’était refuser d’entrer en dialogue avec tout un champ d’études. En réalité, il n’est pas si difficile de comprendre le mot genre, qu’on apprend à l’école française, en grammaire: le genre d’un nom signifie clairement que le masculin ou le féminin (sans même parler du neutre) ne renvoie pas à une nature des choses. La chaise n’est pas plus féminine que le fauteuil n’est masculin, et si le soleil est masculin en français (au contraire de la lune, féminine), c’est par exemple l’inverse en allemand. Bref, le genre est une convention sociale.
Le genre, au départ, c’est la construction sociale du sexe biologique. La différence des sexes n’est pas une donnée de nature immuable; elle n’existe que dans l’histoire. Ce que c’est qu’être un homme, ou une femme, ne peut donc être abstrait du contexte social. Le sexe est indissociable des normes sexuelles, qui, par définition, ne sont pas naturelles. Or, si les normes sont susceptibles de changer, cela veut dire qu’elles sont un enjeu politique. Ce sont les conséquences politiques de cette perspective qui mobilisent aujourd’hui les conservateurs.
Les associations catholiques ont parlé de «théorie du gender» ou «théorie du genre», les députés ont évoqué une «théorie du genre sexuel». La presse a largement repris le terme de «théorie du genre». Peut-on réellement parler de «théorie»?
Les attaques sont d’abord fondées sur l’ignorance (qu’atteste l’expression «genre sexuel») mais elles sont animées par un parti-pris évidemment politique. En fait, le genre est un concept, d’une part, et un champ d’études, d’autre part. Parler de théorie, c’est suggérer: «ce n’est qu’une théorie», autrement dit, «ce n’est pas prouvé». Or ce n’est pas une théorie, qu’il faudrait prouver, c’est plutôt un paradigme qui définit notre manière de regarder. Mais l’usage polémique du mot théorie est très inquiétant: on songe à la manière dont, aux États-Unis, les créationnistes insistent sur le fait que l’évolution ne serait qu’une théorie.
Qu’avez-vous pensé des nouveaux manuels de première L et ES?
J’ai été heureusement surpris de l’ouverture nouvelle dont ils font preuve. Comme le programme y invite, il n’est pas seulement question de la reproduction (avec la contraception, l’avortement, la pilule du lendemain, l’assistance médicale à la procréation, la gestation pour autrui…); il s’agit aussi du genre (avec la transsexualité, mais aussi l’intersexualité, même si elle n’est envisagée que comme «anomalie»), et de la sexualité non reproductive (avec une illustration de singes bonobos chez Belin) – y compris de l’homosexualité (par exemple, chez Bordas, une photo de la Marche des fiertés contre les discriminations). On peut seulement regretter que ces derniers éléments ne figurent pas dans le programme de 1ère S!
Dans leur lettre, les députés expliquent que «selon cette théorie, les personnes ne sont plus définies comme hommes et femmes mais comme pratiquants de certaines formes de sexualités: homosexuels, hétérosexuels, bisexuels, transsexuels.». Est-ce le cas?
C’est faux – et c’est absurde. C’est absurde, car être transsexuel, ce n’est pas, en première analyse, une question de sexualité; c’est d’ailleurs plus clair quand on dit «transgenre». C’est faux, car les manuels sont très attentifs à distinguer genre et sexualité. Ce sont les députés qui les confondent. Au contraire, les manuels distinguent explicitement, et avec insistance – identité sexuelle et orientation sexuelle. Or la question centrale dans ce qu’on appellera plus justement études de genre et de sexualité, c’est bien l’articulation entre les deux: il y a des rapports, mais ce n’est pas la même chose; il faut donc analyser, par exemple, comment l’hétérosexualité participe de la construction de normes de masculinité et de féminité – historiquement, c’est-à-dire d’une manière qui est susceptible d’évoluer.
Les études des genres ont été accusées d’être une théorie militante. Christine Boutin a ainsi écrit, en mai dernier, dans une lettre à Luc Chatel «Comment ce qui n’est qu’une théorie, qu’un courant de pensée, peut-il faire partie d’un programme de sciences?»
Il faudrait savoir: Christine Boutin, ou les députés de la Droite populaire, parlent-ils au nom de la science (et alors, de quel droit? Avec quelle autorité, quelle compétence?), ou du bon sens populaire? Dire que la différence des sexes est une évidence, c’est se fonder sur le sens commun. Ce que rappellent ces manuels, c’est une vérité scientifique: il n’y a pas un sexe – on peut au moins distinguer le sexe chromosomique du sexe gonadique, et celui-ci du sexe phénotypique. Et les trois ne se superposent pas toujours dans la réalité: on n’a pas toujours l’apparence de ses organes, ni les organes de ses chromosomes. En fait, ce discours sur l’altérité sexuelle renvoie bien sûr à une volonté de préserver l’hétérosexualité en tant qu’institution sociale, au fondement des normes sexuelles. Ce qui gêne les conservateurs, c’est par exemple quand on lit, dans le manuel Bordas, que l’hétérosexualité n’est que «la situation la plus fréquente», en précisant que l’orientation sexuelle ne renvoie pas à une identité de genre: «Une femme très féminine peut être attirée par les femmes». Autrement dit, pas possible de renvoyer l’orientation sexuelle du côté de l’anomalie.
Elles sont également accusées d’être une théorie importée des États-Unis et de nier toute détermination biologique…
Importées des États-Unis? Oui et non. Les études de langue anglaise sur le gender, dans les années 1970, se réclamaient de Simone de Beauvoir: «On ne naît pas femme, on le devient.» Certes, en raison des résistances institutionnelles, elles n’ont pas connu le même développement en France, du moins jusqu’aux années 2000. Mais de toute façon, le travail scientifique est fait de circulations internationales. Croit-on vraiment que la biologie ne s’écrive pas d’abord en anglais aujourd’hui? Voudrait-on nationaliser la science, pour défendre une «science française»?
Quant au fond, il faut bien distinguer la biologie du biologisme. Ce sont les biologistes eux-mêmes (ou elles-mêmes!) qui critiquent le déterminisme biologique (songeons à la querelle contre la «sociobiologie»). Par exemple, la neurobiologiste Catherine Vidal explique bien que les connexions dans le cerveau ne sont établies qu’à 10% à la naissance, le reste prend forme dans un contexte social. Il serait donc contraire à la vérité scientifique d’imaginer que la biologie préexiste au développement social.
Est-ce que vous craignez que cette polémique – lors de laquelle les études de genre ont été caricaturées – ne gêne le développement des études sur le genre en France?
L’Institut Émilie du Châtelet, consacré aux recherches sur les femmes, le sexe et le genre, auquel je suis lié, est financé par la région Île-de-France. Nous avons d’ailleurs collectivement publié, en juin, sur le site internet du Monde, une tribune (devenue pétition) contre l’offensive de Christine Boutin. Imaginez, si le lobby conservateur fait pression, demain, sur la région – comme certains députés font pression sur les éditeurs aujourd’hui… Il en va des libertés les plus élémentaires!
Est-ce la première fois que les associations catholiques expriment leur opposition aux études des genres?
Le Vatican s’inquiète du genre depuis qu’il a pris conscience de l’importance de ce concept, en 1995 à Pékin, lors de la conférence de l’ONU sur les femmes. Le Cardinal Ratzinger était déjà très engagé dans ce combat avant de devenir pape, sous le nom de Benoît 16. Nombre de ses textes en sont l’expression sans équivoque. Les associations catholiques de droite, dont Christine Boutin s’est faite le relais, n’en sont que le prolongement. Ce qui est remarquable, et inquiétant, c’est qu’aujourd’hui ce point de vue de la droite catholique est relayé par la droite laïque. Or dans cette affaire (lire article), Jean-François Copé marque son soutien à la Droite populaire…
Est-ce que vous pensez, comme les 80 députés, qu’il est «du devoir de l’Etat de mieux contrôler le contenu des manuels scolaires»?
Les programmes sont définis par l’État. Les manuels sont rédigés par des auteurs, sollicités par des éditeurs, qui sont libres de leur démarche dans la mesure où ils se conforment au programme. Mais bien entendu, les programmes impliquent des choix politiques. Disons qu’on peut s’inquiéter: après la loi de février 2005, qui voulait imposer d’enseigner les apports positifs de la colonisation, verra-t-on bientôt une loi qui exige qu’on enseigne que la différence des sexes est naturelle, et non sociale – et qu’en conséquence l’homosexualité est contre-nature?
Éric Fassin est sociologue, professeur agrégé à l’École normale supérieure et chercheur à l’Iris (CNRS/EHESS). Il a notamment co-dirigé (avec Elsa Dorlin) Genres & sexualités (BPI, 2009) et Reproduire le genre (BPI, 2010).