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 d’ADHEOS

Dans “Quartiers gays”, le sociologue Colin Giraud, maître de conférences à l’université Paris Ouest-La Défense, livre les conclusions de ses enquêtes menées dans les quartiers du Marais à Paris et du Village à Montréal.

Pourquoi avoir choisi de comparer le Marais et le Village de Montréal, et non, par exemple le quartier de Castro à San Francisco?

Colin Giraud – Je souhaitais comparer le Marais à un cas nord-américain parce que les formes et les significations des “quartiers gays” y sont un peu différentes. L’urbanisation nord-américaine produit des rapports au quartier différents, et le rattachement de ces quartiers à des groupes sociaux ou ethniques spécifiques y est plus net en même temps que mieux accepté. À Montréal, on a davantage affaire à un quartier gay plus clairement “communautaire” qu’à Paris mais l’idée même de communauté y prend un sens moins négatif qu’en France : le “quartier gay” est en fait mieux accepté et les enquêtés sont moins réticents à se définir comme membres d’une communauté gay, qui désigne alors des liens sociaux, des ressources et des solidarités collectives. De manière générale, cette comparaison montre que l’existence d’un “quartier gay” prend des significations et des formes différentes en France et en Amérique du Nord. Le cas de Montréal avait par ailleurs moins été étudié que d’autres grandes villes aux Etats-Unis comme San Francisco ou New York. “Castro” a déjà été beaucoup étudié au début des années 80.
 
Quand la notion de “quartier gay” émerge-t-elle ?
 
Il a toujours existé des lieux plus ou moins informels de rencontres et de sociabilité gay, notamment dans les grandes villes occidentales, mais aussi ailleurs. En revanche, je crois que c’est vraiment aux Etats-Unis et au cours des années 1960 que la notion de “quartier gay” émerge, sous l’effet des mouvements sociaux de contestation et des premières grandes mobilisations du militantisme homosexuel. A New York en particulier, c’est autour du West Village et de Christopher Street que ces mouvements investissent l’espace urbain et qu’émerge alors une première concentration de lieux gays dans un périmètre spécifique de la ville. C’est à peu près à la même époque qu’apparaît aussi le Castro de San Francisco à la faveur de l’ouverture de plusieurs bars gays situés dans ce quartier. L’idée même de “quartier gay” apparaît au début des années 1980 en France dans le Marais : même si la rue Sainte-Anne concentrait une bonne partie des lieux gays dans les années 1970, la notion de “quartier gay” n’y correspondait pas tellement encore, les lieux étant alors jusqu’ici ouverts seulement la nuit et peu visibles dans l’espace public.
 
Pourquoi le quartier joue-t-il un rôle important dans l’histoire de l’homosexualité ?
 
Les quartiers gays jouent un rôle important dans l’histoire des homosexualités occidentales parce qu’ils donnent de la visibilité à des pratiques et des cultures longtemps restées clandestines. Cette visibilité nouvelle permet de trouver au centre de l’espace urbain des lieux, mais aussi plus largement des ressources sociales (amitiés, réseaux de relations, références culturelles) plus accessibles que par le passé. Cela modifie beaucoup les expériences de l’homosexualité pour les générations qui bénéficient de l’existence de ces espaces. Par ailleurs, aujourd’hui les quartiers gays constituent à la fois des espaces de socialisation pour les gays et, d’une certaine manière, des lieux de mémoire, témoin d’une époque et de certaines transformations sociales décisives pour les gays.
 
A plusieurs reprises, vous parlez de “gaytrification”, c’est un terme que vous avez inventé ? Que recoupe-t-il ?
 
Le terme existait déjà dans la littérature américaine mais très peu en France. C’est la contraction de gay et de gentrification, qui, lui, est un mot quasiment rentré dans le langage courant. Ce terme de “gaytrification” vise à souligner le rôle spécifique des populations gays dans les processus de gentrification. On peut observer l’implication des gays dans les processus de gentrification à l’œuvre dans la plupart des quartiers gays occidentaux, mais aussi dans des quartiers gentrifiés où des gays viennent habiter et transformer la vie urbaine locale.
 
En quoi les gays entraînent-ils un processus de gentrification ?
 
Les gays dont on parle ici sont des urbains, généralement plus diplômés et plus riches que les autres. Leur investissement dans d’anciens quartiers populaires peut s’expliquer par leurs positions sociales et leurs modes de vie. Une fois installés dans ces quartiers, ils participent activement à leur transformation : travaux dans le logement, modes de vie tournés vers l’extérieur et investissement du quartier, relations de sociabilité. L’absence d’enfants et ses effets prolongés sur les trajectoires de ces ménages joue pour beaucoup dans leur capacité à transformer le stock de logements, et dans ce que certains enquêtés nomment une “culture du dehors”. On passe peu de temps chez soi, on investit les cafés et petits commerces du quartier, on mobilise aussi le quartier comme ressource de sociabilité. L’homosexualité n’explique rien en soi évidemment, c’est plutôt ses effets sociaux sur les parcours, la forme des ménages et les rapports à la ville qui en fait une sorte de facteur favorisant la gentrification.
 
Quand le Marais est-il apparu ?
 
Dans le cas du Marais, c’est aussi une affaire collective. Le Marais gay apparaît au tout début des années 1980 avec l’ouverture des premiers bars gays en tant que tels. Progressivement, c’est tout un secteur commerçant gay qui se développe et s’enracine dans le paysage urbain local. Il participe largement à la renaissance de ce vieux quartier de Paris parce que les commerces gays animent ses rues, attirent des citadins et des touristes et que ces derniers changent profondément l’image du quartier. Le Marais gay apparaît dans un contexte plus général de renaissance du centre de Paris et, là encore, les gays ont activement participé à la gentrification locale.
 
D’où vient le terme même de “Marais” ?
 
De la localisation à proximité relative de la Seine : pendant longtemps l’actuel Marais était en fait une zone marécageuse et très humide, urbanisée ensuite progressivement. L’aristocratie parisienne en fera son territoire de prédilection au XVIIe siècle avant de le quitter ensuite. Le quartier connaît une lente paupérisation tout au long du XIXe siècle et jusque dans les années 1960.
 
Pourquoi les gays ont-ils choisi de s’installer dans cet endroit de Paris?
 
La question du “pourquoi ici ?” est complexe. Elle renvoie à de nombreux facteurs liés les uns aux autres : les faibles prix immobiliers dans les années 1970, la localisation centrale mais aussi la modernisation des transports et l’ouverture de nouveaux lieux culturels dans les années 1970. Le Marais possédait des atouts stratégiques et était encore peu demandé au moment où les premiers bars gays s’y installent. Des témoignages de l’époque insistent aussi sur les qualités architecturales du quartier, alors en pleine réhabilitation, et sur la richesse du patrimoine culturelle. Mais il faut insister sur les opportunités économiques et immobilières qui jouent à plein dans l’ouverture d’une nouvelle génération de lieux gays parisiens, ici, au tout début des années 1980.
 
Vous parlez de défiance de certains gays vis-à-vis du Marais qui devient un “quartier-musée” voire un “quartier-zoo”…
 
Comme dans bien des cas, la gentrification efface paradoxalement les atouts des quartiers qu’elle avait contribué à revaloriser initialement. Sur ce point, le Marais est aussi devenu un quartier hors de prix, certaines rues sont commercialement saturées et les concurrences économiques sont ici très fortes. De nombreux gays n’ont plus les moyens d’accéder au Marais. Par ailleurs, s’y ajoute aussi un sentiment de lassitude et de conformisme devant ce qu’est devenu le quartier : une sorte de Disneyland gay pour de nombreux enquêtés. La défiance, les enquêtés la formulent à travers la critique d’un quartier devenu “trop commercial”, “trop touristique” ou “trop conformiste”. Ce qu’on était venu chercher ici initialement semble remis en cause et on peut être tenté de fuir le Marais gay pour des quartiers moins chers, plus calmes et plus tranquilles en termes d’animation de l’espace public.
 
Maintenant que le Marais devient hors de prix, où s’installent les jeunes gays ? Un nouveau quartier gay émerge-t-il à Paris ?
 
Le paradoxe de la “gaytrification” du Marais c’est qu’à vouloir investir un quartier central longtemps délaissé, les gays ont participé à sa revalorisation et sa réhabilitation économique, culturelle et touristique. Du coup, ils en payent effectivement aujourd’hui le prix, d’une certaine manière, à travers la gentrification du quartier et l’inflation immobilière galopante de ces vingt dernières années. Les gays, comme les autres, se trouvent ainsi confrontés à des prix délirants et des contraintes économiques de plus en plus fortes, d’où la nécessité pour certains de s’installer effectivement ailleurs. Il n’y a pas de loi en la matière, mais les gays, suivent ici aussi, les mêmes trajectoires que les ménages parisiens de classes moyennes, à savoir une migration vers le Nord et l’Est de Paris, et aussi vers la proche banlieue Est. Mais ces processus résidentiels ne suffisent pas à produire de nouveaux “quartiers gays” : il faut bien distinguer ce qui renvoie aux lieux de résidence et ce qui concerne les commerces et lieux de sortie. Pour le moment, aucun quartier en tant que tel n’a pris le relais du Marais : si certains lieux ou certaines soirées s’implantent un peu ailleurs, le Marais reste le centre de la géographie commerçante et symbolique gay à Paris.
 
Toutes les capitales occidentales ont leur quartier gay, comment l’explique-t-on ?
 
C’est vrai dans les grandes métropoles occidentales, en Europe, en Amérique et ailleurs. On peut sans doute y voir aujourd’hui l’effet d’une standardisation internationale des modèles urbains et d’une diffusion de ces modèles. D’ailleurs, certains font de l’existence de lieux et de quartiers gays des éléments essentiels dans la compétition des villes mondiales : une métropole moderne se devrait d’avoir son quartier gay pour être digne de ce nom, voire pour attirer certaines populations, dont le rôle dans la croissance économique est essentiel. C’est l’idée que défend Richard Florida, chercheur américain devenu consultant pour les politiques urbaines aux Etats-Unis. Néanmoins, mon livre montre que cette standardisation urbaine est loin d’être achevée et totale, les quartiers gays de Paris et Montréal conservent leurs spécificités historiques et culturelles et ne se ressemblent pas tout à fait en termes de paysages urbains, de rôle dans la ville et d’usages par les citadins.
 
La notion de “quartier gay” est-elle encore pertinente aujourd’hui ?
 
Elle reste pertinente parce qu’elle correspond encore à des réalités en termes d’implantation commerciale, de marquage symbolique de l’espace urbain mais aussi de représentations sociales pour les citadins. D’une certaine manière, le travail de transformation de la ville qu’ont mené les gays pendant plusieurs décennies se traduit par le fait qu’aujourd’hui, la plupart des citadins, et pas seulement les homosexuels, identifient ces quartiers comme les “quartiers gays” de leur ville : cette notion fait donc aussi sens pour les citadins eux-mêmes. Cela n’empêche pas de constater cependant que de nombreux gays, en particulier les plus jeunes, nourrissent aujourd’hui un certaine distance vis à vis de lieux devenus très conformistes et d’observer aussi des stratégies d’évitement de la part de certains vis à vis de quartiers devenus “trop gays”.
  • Source Les Inrocks
  • Quartiers gays de Colin Giraud, édition PUF, 348 p., 29€