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 d’ADHEOS

UNE DOUCE SOIRÉE DE MAI 2012 à la Maison de la Mutualité, tout juste rénovée par Jean-­Michel Willmotte. Un millier de personnes se pressent pour le vernissage d’une exposition de photos qui " flirtent avec le désir, l’érotisme du monde, sans jamais virer dans la pornographie " , dixit le dossier de presse. Les costumes gris de la finance se mêlent aux tenues branchées de personnalités des médias, de la danse ou de l’opéra. Des éphèbes se faufilent. Les uns s’extasient, d’autres regardent, gênés, les immenses clichés noir et blanc d’une grande force ­lumineuse. Des visages d’hommes, des mains d’hommes, des hommes gorgés de désir, des hommes après l’amour. La vie ou plutôt les vies de Philippe Villin, figure du Paris des affaires.
 
Ce soir, il promeut Tiery B., nom d’artiste de Tristan, son compagnon depuis treize ans. Avec tendresse. Et jubilation : ce franc-tireur aime ­provoquer un establishment sur lequel il a voulu régner. Il agace. Il irrite. " Je n’ai rien à dire sur cet agité " , laisse tomber un camarade de promotion. Il suscite aussi des amitiés inconditionnelles. Celles-là lui pardonnent son côté " control freak ", comme disent les Américains : un avis sur tout et la volonté de tout régenter. Elles louent sa fidélité, sa générosité et sa disponibilité pour tirer un ami d’une mauvaise passe ou le mettre entre de bonnes mains médicales grâce à ses multiples réseaux.
 
Sa réussite financière ne bâillonne pas ses convictions. Le torse bombé, il assène à coups de menton, d’une voix rocailleuse au ton un peu affecté. Le regard plissé sous un large front cherche l’approbation. Pour lui, le monde est simple. Valeur numéro un : le travail, il permet tout. Valeur numéro un bis : l’argent, il mesure le prix des choses et le poids des êtres. Valeur numéro un ter : lui-même, à qui il porte une grande admiration – "Je suis du genre auto-idolâtre", reconnaît-il dans un (rare) moment d’autodérision. Trop simple. Quelles angoisses sont enfouies sous cette frénésie de vivre où tout est minuté, le travail comme les plaisirs ? Au détour de la conversation, Philippe Villin lâche qu’il termine, à 58 ans, son testament commencé il y a un an. "Il y a chez lui un sentiment profond de la fragilité de la vie. La recherche de la réussite matérielle est une manière de se rassurer" , confie son ami Bernard Spitz, président de la Fédération française des sociétés d’assurances et animateur du groupe de réflexion Les Gracques.
L’homme fait un drôle de métier. Lobbyiste, entremetteur, confesseur des princes de l’argent… "Je vends de l’intelligence des situations. Mes clients ont à leur disposition 24 heures sur 24, la meilleure encyclopédie vivante du monde des affaires." Total, L’Oréal, Sanofi, Elior, EADS ou Safran corroborent l’autoportrait : "Il apporte le tam-tam du monde. C’est une personnalité hors conventions qui a de bonnes idées, boostées par une grande force de conviction", explique Christophe de Margerie, le PDG de Total. "Il n’a peur de rien. Ce n’est pas un banquier servile" , complète Marwan Lahoud, DG d’EADS. Jean-Marie Messier, Alain Minc, Jean-Marc Forneri, Matthieu Pigasse (actionnaire du groupe Le Monde), chassent dans le même triangle finance-pouvoirs publics-médias. Les sujets : les " deals " des fusions et acquisitions. La sortie du groupe Sanofi d’Yves Rocher, c’est lui, l’achat des parfums Saint Laurent par L’Oréal, encore lui.
 
Villin a renouvelé le genre. Il travaille seul. Avec un chauffeur, une assistante disponible jour et nuit, quatre téléphones portables, un iPad, il bourre ses "journées de dentiste" – un, voire deux petits déjeuners, une dizaine de rendez-vous, un déjeuner, un dîner – rompues par un opéra ou un ballet, ses passions. Pas de bureau mais des habitudes dans les palaces où il donne rendez-vous. Un rond de serviette dans de grands restaurants : le Bristol, le Ritz ou Michel Rostang, et il boude Guy Savoy depuis qu’il a osé donner " sa " table à un grand avocat. Chaque mois, Villin voit une quarantaine de clients "abonnés", pour plusieurs dizaines de milliers d’euros par an. Il leur apporte les bruits de la ville. Il pousse des personnes à nommer. Et suggère des idées concrètes pour leur business. "La plupart des banquiers ne parlent qu’au patron ou au directeur financier. Lui fréquente trois niveaux : le PDG, les patrons de branches ou les directeurs financiers et leurs adjoints. Cela lui donne une connaissance des projets mais aussi de leur réception par le corps social de l’entreprise" , explique son plus ancien ami, Robert de Metz, nouveau président de Dexia. Le tout servi par une exceptionnelle mémoire des détails.
 
L’homme a gravi les marches du pouvoir sabre au clair : lauréat de Sciences Po en juin 1975, reçu aussitôt à l’ENA et à l’inspection des finances dès sa sortie. Après quelques semaines aux Télécoms, il décide, en 1984, de quitter l’administration. Il a 29 ans. Econduit par Claude Bébéar (Axa), il s’oriente vers le quatrième pouvoir et écrit à Robert Hersant. Le "papivore" flashe sur le "jeune homme". Villin, lui, est fasciné par le self-made man hyper-secret, connaisseur des ressorts profonds de la nature humaine. Le financier revendique avec fierté le parcours opiniâtre de ses parents, créateurs d’une PME de plomberie dans l’Oise. Comme beaucoup d’inspecteurs des Finances, il méprise l’ENA et sa plèbe d’un "gauchisme épouvantable". En mars 2012, dans l’émission de Nicolas Poincaré (Europe1), il lance à Martin Hirsch, stupéfait par sa "morgue" : "J’ai regardé votre généalogie. Trois générations que votre famille de fonctionnaires vit aux crochets de l’Etat. Moi, mon père était petit chef d’entreprise et, depuis l’âge de 29 ans, je suis rémunéré par le privé." Enfant, ses journées de fils unique étaient ponctuées par les hauts et les bas de l’entreprise. Le 10 mai 1981, son père adulé était en larmes.
 
Hersant place Villin à la direction générale du Figaro (et plus tard de France Soir ), pas mécontent de semer la zizanie entre ses lieutenants. Celui-ci embauche une "directrice de cabinet" et une "chef de cabinet" pour organiser une vie déjà frénétique. En 1988, il ramène une prise de guerre, Franz-Olivier Giesbert, dont la mère, actionnaire de Paris-Normandie , fut l’adversaire irréductible d’Hersant. Le journaliste quitte la direction de la rédaction du Nouvel Observateur pour rejoindre l’organe de l’opposition à la gauche. Jean Daniel hurle à la trahison. A peine installé, "FOG" entre en guerre avec Villin sous l’œil amusé du patron. "Trop à droite pour moi. Mais, reconnaît le directeur du Point , il a toujours été du côté des modernes. Et contre les vieux cons du journal qui ne l’aimaient pas." Philippe Villin engage de multiples projets, souvent imaginés par Hersant : création du cahier saumon, du "Figaroscope" et du "Figaro Etudiant", lancement du portage à domicile et construction d’une imprimerie pharaonique à Roissy. Hersant le retient de transformer France Soir en Bild à la française. Philippe Villin prend régulièrement la plume pour s’alarmer des dangers du franc fort. Il combat Edouard Balladur, qui tentera d’obtenir son départ. Paris lui baise les babouches. Ministres, grands patrons, figures des arts et des lettres se pressent aux déjeuners et aux dîners de l’avenue Matignon, siège de la régie publicitaire du journal (aujourd’hui du groupe Axa). Il organise pour 800 lecteurs deux croisières gastronomiques délirantes, mises en scène par Jacques Maximin, alors star étoilée du Negresco, et Alain Chapel, le maître de Mionnay. Le pigeon en vessie et le gratin de fraises des bois sont arrosés des plus grands crus.
 
L’ÉTÉ, À LA VIGIE, LA MAISON QU’IL A DESSINÉE À CAVALAIRE, sur les hauteurs de Saint-Tropez, il tient table ouverte, en présence de ses parents, jamais dupes des courtisans. Réussite la plus précoce de sa génération, il ouvre son carnet d’adresses à des camarades débutants comme le jeune Jean-Marie Messier, alors très assidu. Le fils n’écoute pas les mises en garde parentales. Il se prend pour le patron. Robert Hersant va lui rappeler brutalement qu’il n’est qu’un employé. Pierre Dauzier, patron d’Havas, a rapporté que Villin préparait un tour de table pour faire racheter le groupe, alors en déficit, sans l’accord du propriétaire. Un jour de juillet 1994, le conseil de France Soir doit renouveler des administrateurs, procédure de routine. En séance, Robert Hersant lève la main contre la reconduction de Philippe Villin. Celui-ci, blême, quitte la salle sous le regard triomphant des barons. Il met quelques jours à se rendre compte qu’il est dépossédé de toutes ses fonctions. Les flatteurs tournent casaque. Citizen Villin quitte le grand bureau. Il ne reverra plus Hersant qui, grand seigneur, prend comme avocat Georges Terrier, intime du "jeune homme". La blessure est violente. Près de vingt ans après, elle reste vive. Il met plusieurs années à trouver sa voie. Patron ne puis, employé ne daigne… Il finit par se mettre à son compte. Aujourd’hui, le patron de Philippe Villin Conseil gagne mieux sa vie que la plupart de ses clients du CAC 40. Au moins 5 millions d’euros de chiffre d’affaires par an depuis une quinzaine d’années, d’après des estimations de ses proches. Il réinvestit ses honoraires dans une société hôtelière, Libertel – déjà cinq établissements dans Paris. Martine Coquard, son ancienne directrice de cabinet, qui les gère, n’oublie pas d’envoyer chaque matin le tableau de remplissage et des prix moyens de la veille. Lui connaît par cœur tous les chiffres, hôtel par hôtel, mois par mois.
 
Philippe Villin constitue aussi une collection Art déco, avec une prédilection pour les Wiener Werkstätte. "Un œil très sûr" , juge François Tajan, le patron d’Artcurial. Il aime posséder de belles pièces, encore plus si ce sont des objets de prix. Cet homme, qui se meut entre ombre et lumière, développe une passion compulsive des lampes, il en possède plus de 120. Sa part d’ombre se révèle lorsqu’il quitte le Figaro . Il choisit de vivre ouvertement une homosexualité jusqu’alors enfouie. Robert Hersant ne lui en a parlé qu’une seule fois mais s’en ouvrait avec cruauté à l’extérieur : "Quel dommage qu’il ne puisse recevoir avec une femme." Un haut dirigeant du syndicat du Livre l’avait pris à part à son arrivée : "Monsieur Villin, il y a un sujet dont nous ne parlerons jamais, c’est votre vie privée. Mais nous la connaissons." Il garde en mémoire des graffitis " Villin pédé " dans les ascenseurs du journal. Et le regret de n’être pas descendu à la rencontre de manifestants d’Act Up devant le Figaro . Le service Spectacles n’arrivera pas à l’entraîner voir Les Nuits fauves , film culte du monde gay de cette période. Dans sa famille, chez ses amis les plus proches, sa vie amoureuse constitue au plus une interrogation. Brigitte, son amie d’enfance, ne se doute de rien. Sa mère pense que son fils finira par l’épouser. C’est donc un choc le jour où il révèle son homosexualité à ses parents. Son père accueille la nouvelle avec fatalisme. Pour sa mère, un monde s’écroule. Elle n’aura pas de petit-enfant de ce fils tant aimé, si attentif qui vient déjeuner à Compiègne chaque week-end.
 
L’HOMME SE LIBÈRE. "Avant son coming out, il était brillant, anxieux et agressif. Il est aujourd’hui brillant, détendu et sympathique" , constate l’ancien directeur de la rédaction du Figaro , Jean de Belot. Les chemises sur mesure remplacent les chemisettes portées au Figaro hiver comme été. L’opéra, la danse, les ventes d’art : sa culture se patine au contact du Paris gay et de milieux sociaux nouveaux pour lui. Tel un Pierre Bergé (actionnaire du groupe Le Monde) qui le fascine : il offre à ses proches les Lettres à Yves (Gallimard) qui l’ont bouleversé. "Les trois quarts de mes loisirs sont dans le monde gay. C’est ma famille." A Cavalaire, on parle moins business. Les amis d’hier doivent aimer Tristan et ses chats. De nouveaux, plus jeunes, passent. Il devient militant de "l’union libre", son mode de vie revendiqué. "Mais pourquoi tient-il à me dire qu’il est homo ?" , interroge Henri Proglio, le patron d’EDF au sortir d’une réunion de travail. Il pourfend les homosexuels – hommes et femmes – qui ne s’assument pas. En 2010, il obtient de Nicolas Sarkozy l’égalité fiscale pour tous qui sera introduite dans la loi de finances de 2011 mais échoue à le convaincre du droit au mariage et à l’adoption. Ce qui ne l’empêche pas d’estimer que l’ancien président est "le seul homme de droite à comprendre la question des droits des gays". Dernière prise de position en date : le 26 janvier, dans une interview au Figaro, Philippe Villin affiche son soutien au projet de loi du gouvernement Ayrault. L’establishment ne lui en veut pas de son militantisme. Cela peut même lui ouvrir certaines portes. En revanche, on critique ses combats et la violence avec laquelle il les mène. Il y a "les cons" et les autres. Les forts et "les nuls" . Les "criminels de paix" et ceux qui veulent sauver la France. Villin veut faire partager sa constante obsession : il faut détruire, non pas Carthage mais l’euro. Trente ans qu’il répète chaque jour, tel Caton le Censeur, que l’Europe court à sa perte. "Je m’en réveille la nuit. ça tue l’industrie. Des millions de chômeurs paient pour nos capitulations." Anti-euro cosmopolite, il n’est guère regardant quant à ses alliés, tel Jacques Sapir, militant Front de gauche.
 
Sur les personnes, il peut être aussi violent. Christophe de Margerie lui demandera de mettre en sourdine ses attaques contre Anne Lauvergeon, alors présidente d’Areva. Vice-président de l’AROP, l’association des mécènes de l’Opéra, il s’acharne sur son directeur, Nicolas Joël, pour qu’il ne termine pas son mandat. Au conseil de l’Union centrale des arts décoratifs, il traite de "menteuse" Hélène David-Weill, femme de l’ancien patron de Lazard. Et sa détestation de Jean-Claude Trichet finit par le brouiller avec Michel Pébereau, le parrain de "l’Inspection" qui l’a soutenu dans les mauvais jours. Certains s’en amusent : "Quand il exagère, on lui met une baffe et il se calme" , explique, bienveillant, un patron du CAC 40 qui n’est pas de ses clients. Mais il n’est plus invité dans certains cercles, comme le sélect colloque franco-britannique. Et ce gastronome reconnu par les plus grands chefs reste à la porte du Club des Cent, la confrérie de la table et des pouvoirs. "Il se pourrit la vie par un sale caractère et un ego surdimensionné" , rapporte un membre éminent. Lorsqu’on est payé pour murmurer à l’oreille de ses clients, il faut savoir atténuer sa voix de stentor. Cet indépendant farouche a choisi d’assumer bruyamment ses ruptures. Il ne sera jamais "convenable". Villin et ­l’estblashiment, comme un rendez-vous manqué.