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 d’ADHEOS

Pour «Libération», l’historienne Florence Tamagne revient sur l’ampleur de la répression pénale des actes homosexuels après 1945. En France, elle est l’une des premières à s’être intéressée à l’entrée «homosexualité» des archives judiciaires.
 
En France, selon des travaux préliminaires dont Libération s’est fait écho ce mercredi, près de 10 000 condamnations ont été prononcées pour «homosexualité» après 1945, jusqu’aux lois de dépénalisation entre 1978 et 1982. Auteure de plusieurs ouvrages de référence sur les rapports de même sexe dans l’entre-deux-guerres (notamment Histoire de l’homosexualité en Europe : Berlin, Londres, Paris, 1919-1939, Seuil), l’historienne Florence Tamagne (photo DR), maître de conférence à l’université de Lille-III, s’est elle aussi penchée depuis plusieurs années sur les archives de la justice criminelle de l’après-guerre, une période qui, selon elle, a «souffert d’un relatif désintérêt» de la part de l’historiographie française. Elle commente pour Libération ces statistiques, en particulier celles des femmes condamnées pour «homosexualité» et rappelle les conséquences du «harcèlement policier» pour les gays.

L’étude historique de la répression pénale de l’homosexualité en France après-guerre vous paraît-elle avoir été négligée jusqu’à présent ?
 
L’histoire de l’homosexualité en France, en dépit d’avancées considérables ces dernières années, reste encore largement à faire. La période 1945-1970 a en particulier souffert d’un relatif désintérêt, en dépit de travaux précurseurs comme ceux de Julian Jackson sur Arcadie(1). J’ai pour ma part commencé à m’y intéresser en 2007, quand j’ai mis à jour la fameuse entrée «homosexualité» au sein des statistiques judiciaires. J’ai présenté cette année-là à Amsterdam un premier état des lieux des condamnations et de la sociologie des personnes condamnées, repris, lors de colloques qui se sont tenus à Lausanne en 2015 et Berlin en 2016, auxquels a d’ailleurs assisté Régis Schlagdenhauffen. Un très court aperçu en a été donné dans mon livre le Crime du Palace (2017). Pour autant, cette répression demeure aujourd’hui largement ignorée du grand public. Tout, ou presque, reste donc à faire.

L’ampleur de cette répression vous surprend-elle ?
 
Non, car les années 50 et 60, sous l’influence notamment du Parti communiste français et des démocrates-chrétiens du MRP, sont un temps d’exaltation de la famille, d’encouragement à la natalité et de condamnation des déviances. Le 1er février 1949, une ordonnance de police interdit aux hommes de se travestir ou de danser ensemble dans les lieux publics à Paris. Le 18 juillet 1960, le vote de l’amendement Mirguet, qui fait de l’homosexualité un «fléau social», aboutit à l’aggravation des peines en cas d’outrage public homosexuel à la pudeur. Ces condamnations sont intégrées à l’entrée «homosexualité» dans les statistiques judiciaires (art. 330.2) aux côtés de l’article 331, qui visait cette fois-ci les relations homosexuelles avec des mineurs de 21 ans (18 ans à partir de 1974), alors que la majorité sexuelle était depuis 1945 fixée à 15 ans pour les relations hétérosexuelles (contre 13 ans jusqu’alors). La loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse servit également de prétexte à l’interdiction de diffusion de certaines publications homosexuelles.
 
Pour autant, il convient d’être prudent. Hommes et femmes ne sont pas distingués avant 1953. On ne dispose pas d’informations sociologiques précises pour toutes les années. Nous n’avons que des informations éparses sur les DOM-TOM ou sur l’Algérie avant l’indépendance. Si dans 90% des cas, une peine de prison est prononcée, c’est avec sursis dans 47% des cas. Surtout, l’entrée «homosexualité» regroupe des situations très diverses : cela va de deux partenaires sexuels surpris dans un jardin public et arrêtés pour outrage public à la pudeur, à la relation de couple consentie entre un homme de 22 ans et son ami de 18 ans, jusqu’à l’attentat aux mœurs commis par un homme de 52 ans sur un mineur de 12 ans.
 
En savez-vous plus sur les cas des femmes condamnées pour homosexualité après 1945 ?
 
Sur environ 9 000 condamnations pour «homosexualité» en métropole, environ 106 concernent des femmes, avec 1 à 12 cas par an, a priori quasi exclusivement pour des relations avec des mineures. De tous âges, même si une majorité a entre 20 à 30 ans, elles sont généralement issues de milieux modestes (12% d’ouvrières spécialisées, 11% d’employées de bureau), sachant qu’une majorité (37%), dite sans profession, est probablement femme au foyer. En effet, si 56% des femmes condamnées sont célibataires, 23% sont mariées, 15% divorcées et 2% veuves. 50% ont au moins un enfant. Ces données sociologiques portent cependant sur un trop faible nombre de cas pour qu’on puisse en tirer des conclusions plus larges.
 
Quel a été le rôle de la police dans ces affaires ?
 
Pour la police, outre la «corruption de la jeunesse», le principal danger était la visibilité homosexuelle dans l’espace public, en particulier dans des lieux touristiques comme Saint-Germain-des-Prés. Selon le préfet de police Maurice Grimaud, lors du seul mois de janvier 1967, 528 personnes auraient ainsi été interpellées par la police, et parmi elles, 412 conduites au poste pour vérification. Ce harcèlement policier a sans aucun doute contribué à créer un sentiment d’insécurité chez nombre d’homosexuels. Les arrestations et éventuelles condamnations à ce titre ne sont pas intégrées à l’entrée «homosexualité» des statistiques judiciaires mais comptabilisées avec le délit de racolage actif, qui concerne cependant surtout la prostitution féminine. Par ailleurs, les quelques données dont nous disposons prouvent que les personnes arrêtées n’étaient pas forcément des prostitués : on trouve ainsi des commerçants, domestiques, ouvriers, instituteurs, cadres supérieurs ou des membres du clergé !
 
Est-ce comparable à la répression de l’homosexualité (masculine et/ou féminine) à cette période chez nos voisins européens ?
 
Non. Ce sont plus de 50 000 hommes qui sont condamnés en République fédérale d’Allemagne (RFA) entre 1949 et 1969, et les peines sont bien plus lourdes. Surtout, comme en Grande-Bretagne, ce sont bien les relations homosexuelles entre hommes en général qui sont visées. Les procès à scandale créent une atmosphère de honte et de peur sans équivalent en France.
 
Comment combler le manque d’archives pour documenter cette mémoire ?
 
Avant de parler de manque, il faudrait effectuer des dépouillements systématiques dans différents centres d’archives, ce qui n’a encore jamais été fait. Par ailleurs, la priorité doit être donnée aux entretiens, car nombreux sont ceux qui ont pu vivre cette période et seraient prêts à témoigner. C’est cette mémoire vivante qu’il faut aujourd’hui préserver.