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 d’ADHEOS

Les déclarations de Christiane Taubira sur le projet de loi instituant un "mariage pour tous" ont suscité une vague de réactions. L’idée de redéfinir le mariage civil pour y intégrer l’union de même sexe rencontre une grande adhésion dans l’opinion. Mais cette adhésion est complexe, tendue entre un très fort consensus sur le couple et beaucoup de questions et de désaccords sur la filiation.
 
Sur le couple, c’est simple : les Français pensent à une écrasante majorité que deux hommes ou deux femmes devraient pouvoir se marier. Au fond, ils savent que le pas symbolique majeur a été accompli il y a 13 ans, quand nous avons changé la définition pluriséculaire du couple dans notre droit civil en instituant un "couple de même sexe" par la loi sur le Pacs et le concubinage. Ce changement, qui avait à l’époque scandalisé l’opposition de droite, est aujourd’hui parfaitement intégré dans nos représentations communes. Rares sont ceux qui refusent encore obstinément de nommer "couple" deux hommes ou deux femmes qui s’aiment… Sur cette base acquise, instituer un mariage de même sexe va non seulement répondre aux attentes des homosexuels, mais contribuer à rendre nos idéaux communs et nos valeurs contemporaines plus lisibles pour tous. Tout ce qui pouvait amener à voir dans le Pacs un sous-mariage faute de mieux, va tomber. Désormais, tous les couples pourront choisir entre les trois options qui font vraiment sens : l’union libre qui restera un lien privé, hors du droit ; le Pacs –qui sera vécu comme une déclaration publique de concubinage, avec les droits sociaux et fiscaux afférents ; et enfin le mariage civil, engagement public et solennel d’un couple à une communauté de vie –une institution désormais parfaitement égalitaire et dissoluble de la commune volonté des parties.
 
Mais le mariage, ce n’est pas seulement le couple. C’est aussi une façon de créer de la filiation et c’est là que les choses se compliquent. Un enfant avec deux mères ? Avec deux pères ? Beaucoup hésitent et s’interrogent. Le projet de loi est-il en train de nous dire qu’il ne devrait plus y avoir dans les familles ni hommes ni femmes, ni pères ni mères mais du parent "symboliquement asexué" ? Ou bien doit-on penser, tout au contraire, qu’avec l’homoparentalité on est en train d’inventer aujourd’hui pour tous un nouveau sens aux mots père et mère? Mais quel est ce sens ? Voilà les questions de fond que les gens se posent, et qui expliquent pourquoi le projet peut susciter du trouble, même chez ceux qui pensent que deux gays ou deux lesbiennes sont parfaitement capables d’élever un enfant.
 
Plutôt que de faire semblant de ne pas entendre ces questions, ou de les disqualifier d’un revers de main, en traitant indistinctement d’homophobes tous ceux qui les posent, il faut impérativement y répondre. C’est indispensable pour être à la hauteur des enjeux de sens et de valeurs qui assurent notre vivre-ensemble, dans une période où les changements familiaux suscitent de grands espoirs, mais aussi de vrais désarrois. Or c’est ici que le bât blesse. Car le projet Taubira est très loin de répondre à ces attentes : autant il est cohérent en matière de couple, autant il paraît hésitant, contradictoire, incertain et au bout du compte illisible en matière de filiation
 
D’un côté, en effet, le projet assume le changement. Il ouvre aux couples de même sexe l’adoption plénière, ainsi que l’adoption des enfants du conjoint (une mesure tout particulièrement attendue dans les familles homoparentales). Clairement, comme en 1999, un pas symbolique majeur est franchi : un enfant adopté pourra avoir deux pères ou deux mères selon la filiation. Cela veut dire qu’on change le sens du mot « parent » en droit civil, en abandonnant le principe selon lequel ce mot renverrait toujours au modèle du couple du géniteur et de la génitrice, l’adoption devant nécessairement se calquer sur la procréation et, comme disait Napoléon, « singer la nature ». Si ce n’est plus sur le mime du biologique, mais sur l’engagement d’élever l’enfant comme le leur, que les adoptants deviennent des parents, il n’y a pas de raison que deux femmes ou deux hommes ne puissent prendre cet engagement ensemble.
 
Mais d’un autre côté, au moment même où on semble avoir accompli un pas décisif pour notre droit commun de la filiation, on démontre qu’il n’en est rien en interdisant l’accès à l’Assistance Médicale à la Procréation (AMP) aux couples de lesbiennes. Pourquoi cet oubli des promesses du candidat Hollande, sinon en référence à une représentation du couple parental pour le coup complètement biologisante ? Concernant l’AMP avec tiers donneur, tout se passe comme si l’usage du mot "parent" signifiait qu’on doit continuer à singer la procréation, en n’acceptant un couple parental que s’il peut se faire passer pour un couple de géniteurs.
 
Le projet est non seulement incohérent sur le fond, il est injuste dans les faits. C’est pourquoi les associations homoparentales ont réagi si fortement au projet Taubira. Elles savent bien qu’aujourd’hui c’est par l’AMP, et non par l’adoption plénière internationale, qu’un couple homosexuel qui souhaite devenir parent le peut. Et elles savent, aussi, que la raison qu’on donne pour opposer l’adoption (où un enfant pourrait avoir deux pères ou deux mères) et l’AMP (où il ne le pourrait pas) est en réalité un mythe qui aujourd’hui prend l’eau de toutes parts : le mythe qui consiste, quand on fait un enfant à trois – un couple requérant l’aide d’un donneur ou d’une donneuse –, à maquiller ensuite cela en une fausse procréation charnelle à deux.
 
Ce point est capital : les lesbiennes font ici les frais des montages pseudo-procréatifs du droit français de l’AMP, alors même qu’il serait parfaitement possible, pour le plus grand bénéfice de tous, parents et enfants, d’en sortir pour assumer ce qu’on fait depuis déjà quarante ans , des engendrements avec tiers donneur. Comme tout serait plus simple, plus lisible, si le projet prenait une option claire sur la filiation en général en assumant que oui, d’ores et déjà le mot parent a changé de sens dans la société, et qu’il est temps de l’instituer en droit. Car c’est parfaitement possible.
 
Concernant la filiation, nous sommes héritiers d’un modèle matrimonial qui était fondé sur le principe d’une complémentarité hiérarchique des sexes. Ce modèle a implosé à la fin du XXe siècle par la montée des valeurs communes de liberté et d’égalité. Depuis 1972, les enfants ne sont plus discriminés en fonction du statut matrimonial de leurs parents. Mais si le mariage n’est plus le grand organisateur de la famille et de la parenté, un modèle biologisant continue de s’imposer à tous, y compris aux familles qui ne sont pas fondées sur la procréation. L’adoption plénière, l’AMP avec tiers donneur, l’anonymat des dons, tout est fait pour que des parents qui n’ont pas procréé ensemble, se coulent dans le moule d’un modèle pseudo-procréatif. De nombreuses personnes en souffrent : des parents qui ne savent pas comment expliquer leur histoire à leurs enfants, des enfants devenus adultes qui veulent connaître leurs origines, des couples de même sexe qui n’ont pas accès à l’AMP au prétexte qu’ils ne peuvent passer pour avoir procréé ensemble. Il est temps de refuser le modèle pseudo-procréatif de la filiation et d’énoncer les grands repères fondant un nouveau droit de la filiation à la fois commun et pluraliste :
 
Il y a en droit une seule filiation, faite des mêmes droits, devoirs et interdits pour tous, sans discrimination selon le statut conjugal des parents ou la composition du couple. Elle est fondée pour les deux sexes sur un engagement de filiation Elle peut être établie selon trois modalités différentes: 1) l’engendrement procréatif : je m’engage à devenir le parent de cet enfant parce que je l’ai fait. C’est la reconnaissance. 2) L’adoption : je m’engage à devenir le parent de cet enfant que je ne prétends pas avoir fait, et qui était de son côté privé de filiation. 3) L’engendrement avec tiers donneur : je m’engage à devenir le parent de cet enfant conçu grâce au don d’un tiers, et cela que j’aie moi-même procréé ou pas. Dans ce cas c’est par un engagement public (et non plus secret, comme aujourd’hui), devant le juge ou le notaire, qu’un couple hétérosexuel infertile ou un couple homosexuel ayant recours à une AMP établirait par avance la filiation de l’enfant, permettant aux médecins d’engager le processus de la conception.
 
L’avantage de la troisième modalité, fondée sur l’engagement plutôt que sur un mime procréatif, outre qu’elle n’oblige pas la compagne de la mère à adopter lorsque l’enfant a été conçu par AMP avec tiers ou à l’aide d’un donneur connu, outre qu’elle élimine les inégalités entre les couples ayant recours à un tiers pour procréer, est qu’elle protégera simultanément les parents intentionnels, les donneurs qui ne sont pas des parents, et les enfants qui pourront, s’ils le souhaitent, initier des démarches pour accéder à leurs origines sans provoquer ou redouter une confusion des places.
 
Plutôt que de chercher une improbable "motion de synthèse" entre adversaires et partisans de l’homoparentalité, le projet de loi sur le mariage pour tous doit prendre un parti et s’y tenir. Nous pensons qu’il y a des moments dans l’Histoire où une certaine audace est nécessaire, parce qu’elle a de profondes racines dans l’évolution de la société sur le temps long, et parce que faire le pas est la condition pour énoncer du sens. Peut-être même qu’alors, seule l’audace est raisonnable. Robert Badinter l’a montré magistralement en 1981, avec la suppression de la peine de mort. Ce n’est pas la mort, c’est la vie dont il est question aujourd’hui. Pourquoi ne pas oser ? 
 
 
Irène Théry, sociologue, EHESS ; Laurence Brunet, juriste, Paris I ; Martine Gross, sociologue, CNRS ; Jennifer Merchant, politologue, Paris II.