Ému par les commémorations des 70 ans de la découverte du camp d’Auschwitz, le juriste Daniel Borrillo rappelle l’importance de se souvenir de la persécution des gays et des lesbiennes durant le IIIe Reich.
Il y a 70 ans, le monde découvrait, avec Auschwitz, l’horreur de l’entreprise nazie. Parmi les victimes de cette machine de mort se trouvaient des centaines de milliers de gays et de lesbiennes. Pour ne pas permettre que l’oubli ou la banalisation effacent de notre mémoire collective ces événements, voici un bref rappel de ces faits atroces.
La politique d’accroissement du peuple aryen et l’expansion démographique de la nation allemande articulaient la réponse nazie à la «question homosexuelle». Il est évident que, dans un tel contexte, l’homosexualité était absolument incompatible avec les objectifs du IIIe Reich. En effet, la reproduction de l’espèce ne relevait nullement de la sphère privée des individus, elle constituait une véritable affaire d’État. Ainsi, le fondement biologique du Volk devait être soigneusement préservé par l’autorité du Reich. Tout écart sexuel fut désormais perçu comme un attentat contre la principale valeur de l’État, à savoir la race. Le métissage (1) et l’homosexua lité furent dès lors considérés comme les principales causes du déclin biologique, le premier mettant en danger la pureté raciale, la seconde sa croissance.
Le ministre Hans Frank considérait que l’homo sexualité était «le contraire de ce qui devait être pour perpétuer l’espèce» (2). Dès 1930, les expérimentations médicales pour «guérir» l’homosexualité ne cessent de se multiplier. Si l’homosexuel était un aryen, il fallait le «récupérer» pour l’entreprise procréative. Dans ce but, le Dr Vaernet soumit 180 individus à un traitement hormonal, et, en contrepartie de la fourniture de déportés-cobayes dont il disposait librement, le «scientifique» dut céder le brevet d’invention du «traitement» supposé mettre un terme au «désir anormal» (3). Afin de récupérer des «producteurs d’enfants», les gays et les lesbiennes (4) aryen.ne.s furent également soumis à des «stages de réhabilitation». Dans une chronique terrifiante, Heinz Heger, survivant d’un camp de concentration, raconte comment lui-même et les autres déportés homosexuels étaient obligés par les SS de s’accoupler avec les prostituées (5).
"Toutefois, ces entreprises thérapeutiques ne produisirent pas les résultats espérés, et la conséquence de ce constat d’échec fut aussi brutale que la solution proposée: à défaut de soigner les homosexuels, il fallait les châtrer pour les priver désormais de tout plaisir (6)."
Un projet de loi prônant la castration des homosexuels avait déjà été déposé en 1930 par celui qui deviendra plus tard le ministre de l’Intérieur du Reich, le député Wilhelm Fiek (7).
L’horreur était inimaginable, en particulier pour ceux qui avaient connu le Berlin d’autrefois, cosmopolite et gay (8). À la fin du XIXe siècle, deux revues gays s’affichaient déjà dans les kiosques de la ville: Der Eigne et Sappho und Socrates, et, en 1897, M. Hirschfeld et M. Spohr créèrent la première organisation pour les droits des gays, le Comité scientifique humanitaire. Quelques années plus tard, en 1919, Hirschfeld fonda l’Institut pour la science sexuelle qui abritera en peu de temps la plus grande bibliothèque sur la question gay. Le 6 mai 1933, l’Institut fut brutalement attaqué, 12000 ouvrages et 35000 photos concernant l’homo sexualité furent brûlés. Hirschfeld qui était en voyage à l’étranger ne rentrera plus en Allemagne; déchu de sa nationalité, il meurt en exil deux ans plus tard. La même année, Hitler élimine Röhm et d’autres leaders de la SA dans des circonstances mystérieuses (9). Une thèse prétend que c’est à partir de l’assassinat de Röhm que débute la persécution des homosexuels par le nazisme, alors que régnait auparavant un climat de tolérance. La principale étude sur la question (10) réfute vigoureusement cette hypothèse en rappelant que le Parti national socialiste s’était prononcé très tôt sur la question, déclarant dès 1928 que l’intérêt général prime sur l’intérêt individuel et que «ceux qui prennent en considération l’amour entre hommes ou entre femmes sont nos ennemis» (11).
Ce n’est qu’en 1935 que les peines contre l’homo sexualité se durcissent. L’article 175 du Code pénal prévoit désormais jusqu’à dix ans de prison, et même les manifestations affectives dépourvues d’un rapport sexuel seront punies. Le simple soupçon d’homo sexualité suffisait pour condamner quelqu’un (12). Un an après la réforme du Code pénal, Himmler fonde l’Office central du Reich pour combattre l’homosexualité et l’avortement dont l’activité s’avère particulièrement efficace: si, au cours de l’année 1934, seulement 766 condamnations seront prononcées, elles atteindront 4000 après la création de l’Office, et en 1938 le nombre de gays jetés en prison s’élèvera à 8000 (13). Dans un célèbre discours du 18 février 1937, Himmler affirmait que «l’homosexualité fait échouer tout rendement (…) elle détruit l’État dans ses fondements…», car seulement «un peuple qui a beaucoup d’enfants peut prétendre à l’hégémonie générale» (14). Autour de l’aptitude reproductive, l’idéologie nazie organise la condamnation biologico-morale des comportements homosexuels. En effet, pour Himmler toujours, «la destruction de l’État commence au moment où intervient un principe érotique (…) un principe d’attrait de l’homme pour l’homme» (15).
"Combattre ce «fléau» devient alors une obligation capitale de la nation et un geste de survie. «Nous devons comprendre, ajoute le dignitaire nazi, que si ce vice continue à se répandre en Allemagne sans que nous puissions le combattre, ce sera la fin de l’Allemagne, la fin du monde germanique."
Il conclut: «Dire que nous nous conduisons comme des animaux revient à insulter les animaux. Une vie sexuelle normale constitue donc un problème pour tous les peuples.»
Dans un éditorial du 4 mars 1937, l’hebdomadaire SS Das Schwarze Korps dénonce l’existence de deux millions d’homosexuels en Allemagne et prône vivement leur extermination. Toutefois, les criminels nazis n’avaient pas attendu cette sinistre proposition pour engager la persécution des gays et des lesbiennes. Dès 1936, ils furent envoyés en masse dans les camps de concentration auxquels très peu survécurent. Si l’on estime à 15000 le nombre d’homo sexuel.le.s victimes des camps, selon F. Rector il semble raisonnable de considérer qu’au moins 500000 homosexuels ont trouvé la mort dans les prisons, les exécutions sommaires, par suicide ou lors de traitements expérimentaux (16).
Dans un récit accablant, H. Heger rappelle le sort des homosexuels qui ont terminé leur existence dans les carrières de Sachsenthausen ou dans le camp de Flossenbürg. Le témoignage de P. Seel montre également à quel point la haine contre les homosexuels a pu grandir au point d’atteindre des dimensions terrifiantes (17). «Parmi les millions d’hommes et de femmes que Hitler avait décidé d’éliminer en fonction de critères racistes, il y a eu des centaines de milliers d’hommes persécutés et torturés à mort, uniquement parce qu’ils aimaient des gens du même sexe qu’eux.» (18) Les personnes qui portaient le triangle rose (19) dans les camps de concentration n’ont été que très récemment reconnues comme des victimes du nazisme. La base légale de leur persécution, l’article 175 du Code pénal, est demeurée la même jusqu’en 1969 en Allemagne. Et ce n’est qu’en 1981 que la Cour européenne des droits de l’Homme considère la pénalisation de l’homosexualité comme contraire aux Droits de l’Homme.
Alors que toutes les autres victimes bénéficièrent à la fin de la guerre de la possibilité de demander l’asile au gouvernement des États-Unis, cela a été expres sément refusé aux homosexuels en raison de leur «maladie» (20). Tout cela explique le silence auquel les victimes furent soumises et le peu d’entre elles qui a pu bénéficier d’un dédommagement particulièrement tardif.
Les gays et les lesbiennes furent tués non pas par ce qu’ils avaient fait mais par ce qu’ils étaient, comme c’est le cas, hélas, encore aujourd’hui dans plusieurs pays du monde…
Daniel Borrillo, juriste
1. Une loi de septembre 1935 sur «la protection du sang allemand et de l’honneur allemand» interdit les rapports sexuels entre juifs et non-juifs.
2. Ibid., p. 51.
3. M. Burleigh et W. Wippermann, The Racial State : Germany 1933-1945, New York, Cambridge University Press, 1991, p. 195-196.
4. Sur la question spécifique de la persécution des lesbiennes, voir C. Schoppmann, Days of Masquerade : Life Stories of Lesbians during the Third Reich, New York, Columbia University Press, 1996.
5. Heinz Heger, Les hommes au triangle rose. Journal d’un déporté homosexuel 1939-1945, Persona (trad. franç. 1981).
6. Himmler propose lui-même cette solution une fois son programme de réhabilitation échoué. Dans une déclaration du 30 juin 1934, il s’exclame: «Il faut abattre cette peste par la mort» (ibid., p. 177).
7. G. Mosse, Nationalism and Sexuality, Respectability and Abnormal Sexuality in Modern Europe, New York, Howard Ferting, 1985, p. 158.
8. Avec une population de 2,5 millions d’habitants, Berlin comptait à la fin du siècle 40 bars gays et 320 publications homophiles: voir R. Norton, «One Day They Were Simply Gone», The Nazi Persecution of Homosexuals, http:/www.infopt.demon.co.uk/nazi.htm.
9. Le 30 juin 1934, Ernest Röhm, homosexuel notoire, et 200 autres personnes furent assassinées. Le lendemain, un communiqué du bureau de presse nazi informait sur la situation: «(…) certains de ces chefs SS s’étaient offert des “garçons de passe” (…). Le Führer donna l’ordre d’exterminer sans égards cette peste. Il ne permettra plus à l’avenir que des millions de gens honnêtes soient importunés et compromis par des êtres anormalement constitués.» (Boisson, Jean, Le Triangle rose, Robert Laffont Paris 1987, p. 76).
10. Rüdiger Lautmann (éd.), Seminar: Gesellschaft und Homosexualität (Frankfurt/Main, 1977), cité par E. Haeberle, Swastika, Pink Triangle and Yellow Star: The Destruction of Sexology and The Persecution of Homosexuals in Nazi Germany, in Hidden from History: Reclaming the Gay and Lesbian Past (M. B. Duberman, M. Vicinus et G. Jr Chauncey, ed.), London, Penguin Books, 1989.
11. E. Haeberle, op. cit. Voir aussi l’excellent ouvrage de Gunter Grau Hidden Holocaust? Gay and Lesbian Persecution in Germany 1933-1945, Dearborn 1995. En français, voir: F. Tamagne «La déportation des homosexuels durant la Seconde Guerre mondiale» dans Revue d’éthique et de théologie morale (juin 2006).
12. J. Werres, Les homosexuels en Allemagne, in Les minorités sexuelles, Belgique, Gembloux, 1973.
13. M. Burleigh et Wolfgang Wippermann, The Racial State: Germany 1933-1945, New York, Cambridge University Press, 1991, p. 192.
14. La totalité de la conférence se trouve dans les annexes de l’ouvrage de J. Boisson.
15. Ibid., p. 219.
16. F. Rector, The Nazi Extermination of Homosexuals, New York, Stein and Day, 1981.
17. Moi, Pierre Seel déporté homosexuel, Calmann-Lévy, 1994.
18. Heinz Heger, op. cit., p. 159-160.
19. Chaque victime avait sa couleur, le rose pour les homosexuels hommes, le jaune pour les juifs, le rouge pour les politiques, le noir pour les asociaux et les lesbiennes, le mauve pour les témoins de Jéhovah, le bleu pour les immigrés et le brun pour les Tziganes.
20. F. Rector, op. cit., p. 110. Pour ceux et celles qui avaient obtenu un droit de séjour aux États-Unis, si par la suite l’on découvrait leur homosexualité ils pouvaient se faire expulser, situation confirmée par la Cour suprême en 1967; voir E. Haeberle, op. cit., p. 378-379.
- SOURCE YAGG