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 d’ADHEOS

Quand elles ont reçu la lettre du procureur de la République, elles sont « tombées de l’armoire ». Sarah (tous les prénoms ont été modifiés) a lu qu’elle ne pourrait pas adopter Julie, 3 ans, mise au monde par son épouse, Delphine, après une insémination artificielle avec donneur anonyme au Danemark. Ce n’était que l’avis du parquet, et il ne sera pas forcément suivi par le tribunal. Mais, sur le coup, elles ont cru que c’était terminé. C’était un vendredi soir de décembre, elles en ont pleuré tout le week-end. Ont songé à partir en Belgique.
 
Le courrier parle de « contournement de la loi » et de « filiation maternelle frauduleusement établie », car il y a soupçon de recours à la procréation médicalement assistée (PMA), réservée aux couples hétérosexuels infertiles en France. « On s’est dit : demain matin, les gendarmes viendront nous prendre Julie ! »
 
Il n’en a rien été. La petite est à l’école. Ses dessins sont accrochés un peu partout dans l’appartement lumineux de la famille, installée dans le centre-ville de Marseille. Elles ont pensé arrêter la procédure, pour ne prendre aucun risque. Finalement, elles continuent, car elles ont découvert après avoir contacté l’Association des parents gays et lesbiens (APGL) qu’elles n’étaient pas seules dans leur cas. Elles savent aussi que, dans d’autres régions, plusieurs adoptions comparables ont été prononcées sans aucune difficulté. Car, en la matière, le parquet, qui représente l’Etat, ne parle pas d’une seule voix.
 
Au soir du vote de la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe, elles avaient bu le champagne, sûres que Sarah pourrait adopter Julie car, au sein des couples mariés, l’époux ou l’épouse peut adopter l’enfant de son conjoint. Les ministres, les parlementaires de gauche avaient répété sur tous les tons que la loi permettrait de « sécuriser » des familles comme les leurs. Elles se sont mariées très vite, début juillet 2013, pour pouvoir lancer la procédure le plus vite possible. « Sinon, le mariage, c’est pas tellement notre truc », admettent-elles.
 
L’avis du procureur a été un « choc » et comme une « trahison ». « On avait compris qu’on n’aurait pas la procréation médicalement assistée pour les couples de femmes en France, mais pas que les conditions de la conception seraient prises en compte dans les adoptions, explique Sarah. C’est très violent. On vous dit : sortez du bois, vous le faites, et on vous tire dessus. »
 
D’autant que tout allait bien dans leur vie jusque-là. Julie était un « projet de couple ». Quand elle est née, Sarah a coupé le cordon. Pour leurs familles respectives, pour les médecins, pour les nounous, pour l’école, pour les commerçants, l’enfant a deux mères, sans discussion. Elles n’ont aucun mal à fournir les dix attestations (plus des photos) prouvant que Sarah s’en occupe depuis sa naissance, nécessaires au dossier déposé en septembre 2013. Mais, aux yeux de la loi, elle n’existe toujours pas. « L’adoption, c’est pour la protéger, pour l’intérêt de l’enfant, poursuit Delphine. Si je meurs, que se passera-t-il ? »
 
« FRAUDE À LA LOI »
 
Sandrine et Céline, qui vivent à une trentaine de kilomètres de là, étaient encore plus sûres de leur fait : elles n’ont même pas pris d’avocat. Elles ont retiré le dossier d’adoption à l’accueil du tribunal d’Aix-en-Provence et l’ont renvoyé par courrier, comme une formalité.
 
Aux murs de leur petite maison de Berre-L’Etang, des photos grand format rappellent leur cérémonie de pacs, un mariage avant l’heure, avec Céline en robe blanche. Une autre montre leur fils, Samuel, 18 mois, conçu par Céline après une insémination artificielle en Espagne. Le salon est envahi de ses jouets. Elles se sont mariées fin août 2013, les « premières » de la ville. Comme Sarah et Delphine, elles ont expliqué dans leur dossier que leur enfant était né d’un « projet commun », mais contrairement à elles, elles ont clairement mentionné le recours à l’insémination à l’étranger.
 
Le résultat a été le même : opposition du parquet. « La requérante et son épouse ont commis une fraude à la loi qui corrompt le lien juridique entre la mère et l’enfant », et « cette filiation frauduleusement établie fait obstacle au prononcé d’une adoption », écrit le procureur. « Quand on voit ces mots forts, avec la mention ministère “public”, on s’affole », dit Sandrine, qui a le nom de Samuel tatoué sur l’avant-bras.
 
« DANS D’AUTRES RÉGIONS, ÇA S’EST PASSÉ TOUT SEUL »
 
Elles aussi ont cru qu’on allait le leur prendre. L’avocate qu’elles ont contactée leur a expliqué que c’était impossible. « Dans d’autres régions, c’est passé tout seul. D’un procureur à l’autre, l’un dit blanc, l’autre noir, enrage Sandrine. C’est pourtant censé être la même justice. Ils veulent casser des familles alors qu’elles existent. » Un éventuel refus ne les empêchera pas d’avoir un deuxième enfant, déjà prévu.
 
Ces couples le savent : il y a un flou dans la loi sur le mariage pour tous. « Ils en profitent pour interpréter », avance Sandrine. « Quel était l’esprit de la loi ? C’est toute la question, interroge l’avocate Catherine Clavin, membre de la commission juridique de l’APGL. Il faut reprendre tous les débats parlementaires. »
 
La PMA a été au coeur des débats, mais le gouvernement a décidé de ne pas l’ouvrir aux couples de femmes. En revanche, il apparaissait clairement que le texte servirait en premier lieu à régulariser la situation d’enfants nés par procréation médicalement assistée à l’étranger, une situation de plus en plus fréquente en France. D’autant plus que les adoptions conjointes, en France comme à l’international, se raréfient et resteront exceptionnelles pour les couples homosexuels.
 
« IL Y A UNE PLACE POUR L’INTERPRÉTATION »
 
Cependant, le Conseil constitutionnel, saisi par les parlementaires d’opposition, a bien rappelé, dans son arrêt du 17 mai 2013, que la PMA n’est pas ouverte aux couples de femmes en France. Or, selon un arrêt ancien de la Cour de cassation, cité par le procureur d’Aix-en-Provence, les juges sont tenus de vérifier que la situation juridique qui leur est soumise « ne consacre pas une fraude à la loi ».
 
Autre argument, la Cour de cassation a jugé, dans un arrêt rendu en septembre 2013, à propos cette fois de demandes d’inscription à l’état civil d’enfants nés par gestation pour autrui, que la fraude à la loi « contamine tout », explique Laurence Brunet, chercheuse associée au centre Droit, sciences et techniques de l’université Paris-I. Contrairement à la grossesse pour autrui, la PMA n’est pas formellement interdite en France… mais elle n’est pas autorisée. Reste à savoir si le même raisonnement peut être appliqué.
 
« Ce qui arrive était à craindre, relève Mme Brunet. La loi ne s’intéresse pas au mode de conception de l’enfant. Il y a donc une incertitude et une place pour l’interprétation. » L’intérêt de l’enfant est un autre facteur à prendre en compte. Les décisions des tribunaux de Marseille et d’Aix-en-Provence, qui ne seront pas forcément conformes aux réquisitions du procureur, tomberont dans quelques semaines. D’ici là, la chancellerie aura sans doute été sollicitée pour donner des directives générales d’application de la loi.