Le réalisateur des «Chansons d’amour» a toujours revendiqué son droit à la paternité. Dans son roman «Ton Père», il raconte entre autoportrait et fiction le quotidien avec sa fille de 12 ans, et la difficulté de revendiquer aux yeux du monde une double identité engendrant une double méfiance.
Quand une panne d’écriture rencontre un billet homophobe punaisé sur une porte d’entrée, «Guerre et paix : contrepèterie douteuse» (père et gay ndlr), cela donne Ton Père, autoportrait fictionné du cinéaste et écrivain Christophe Honoré qui sort cette semaine aux éditions Mercure de France. Si tout n’est pas vrai, le réalisateur des Chansons d’amour et des Malheurs de Sophie s’y livre comme rarement. Sur les traces de l’auteur du billet acerbe, il raconte son adolescence sensuelle, sa paternité incomprise, ces petits riens dans lesquels se dissimule mal l’homophobie.
Pourquoi parler maintenant de votre paternité gay ? L’enfant est là depuis douze ans…
Je suis un écrivain lent. Et peut-être que j’ai attendu que ma fille soit plus solidement constituée avant de me lancer dans ce livre-là. Durant ces douze ans, j’ai travaillé à un autre roman, et le projet de cet autoportrait m’est aussi apparu comme un moyen d’échapper à la débâcle de ce livre que je n’ai pas su faire exister. Et puis il y a eu la folie de la Manif pour tous, tous ces gens qui défilent dans la rue pour protéger les enfants des homosexuels, pour clamer que j’étais avec d’autres une menace pour les enfants, ce fut d’une violence inouïe, inédite. C’est à cette période qu’on est venu punaiser ce mot («Guerre et paix : contrepèterie douteuse») sur ma porte. L’actualité a fait effraction chez moi, et il est devenu urgent de prendre la parole, d’élever la voix. Mais je n’ai pas cherché à le faire de manière vindicative, partisane.
On dirait même que le militantisme vous pose problème…
Je suis tout à fait en accord et solidaire des combats LGBT. En revanche, je doute souvent que lorsque je m’exprime en tant qu’homosexuel, d’autres homosexuels se sentent représentés par moi… Il y a une histoire des écrivains homosexuels qui parlent à la première personne dans la littérature : le Livre blanc de Cocteau, Corydon de Gide, et puis les livres d’Hervé Guibert ou Edmund White… La dernière fois que les écrivains homos ont pris la parole, c’était en lien avec la terreur et la détresse du sida. Des récits de combat contre la mort. Cette génération a disparu et il n’y a pas eu de transmission avec la suivante à laquelle j’appartiens. Quand je suis arrivé à Paris en 1995, mes modèles sensuels et intellectuels étaient tous morts du sida, de Koltès à Demy, Daney, Mapplethorpe… Je ressens encore aujourd’hui très fortement l’absence de leurs œuvres. Alors que nous ne sommes plus au temps de ce premier sida, que ce n’est plus l’homosexualité qui est condamnée par la loi mais l’homophobie, j’ai voulu prendre le relais, me charger du témoin et, avec ce livre, faire entendre une nouvelle parole à la première personne. Aux modèles qui m’ont précédé, j’ai voulu ajouter ma figure de père, celle qui me rend si menaçant aux yeux de certains.
La règle serait toujours : les homosexuels font ce qu’ils veulent mais pas d’enfant ?
L’homosexualité semble vous éjecter hors du groupe des gens respectables et responsables à qui l’on peut confier le soin de la reproduction de l’espèce. Pourtant, être homosexuel ne veut pas dire être stérile. J’appartiens à un milieu parisien, culturel, où l’homophobie s’exprime rarement de manière spontanée. Il n’empêche, cette double identité de père et d’homosexuel reste étrange pour beaucoup, et compromettante. Comme si on ne s’était pas encore débarrassé de la confusion entre homosexualité et pédophilie : il y a toujours un soupçon. D’autant plus quand vous êtes artiste. Ce soupçon de pédophilie touche moins l’homosexualité féminine il me semble, mais quand vous êtes père et homosexuel affiché, vous êtes toujours perçu comme le loup dans la bergerie. Cela ne concerne pas que votre enfant, cela concerne aussi les enfants des autres.
Au-delà de ce soupçon, vous mettez en lumière tous ces indices qui traduisent un malaise vis-à-vis de la parentalité gay…
En tant que père et gay, vous êtes traître à deux causes. A celle des homosexuels comme à celle des hétérosexuels. Cette double identité vous place sur une frontière. Vous avez l’impression que vous devez toujours montrer vos papiers à chaque fois que vous allez vers l’un ou vers l’autre. Quand vous dites au parent d’un élève ami de votre enfant qu’ «il peut venir passer un week-end à la maison», vous vous apercevrez que certains ne viendront jamais passer un week-end à la maison. Ils répondent : «Votre fille n’a qu’à venir.» De l’autre côté, le fait que vous ayez un enfant, c’est comme si vous vouliez réintégrer l’hétérosexualité, comme si votre homosexualité n’était pas réellement assumée. Il y a un petit côté collabo, «choisis ton camp camarade». Certains de vos amants s’imaginent que vous êtes un pédé honteux, que vous avez une femme… «Non, non, c’est ma fille.» Comme si ce n’était pas votre fille ! Vous abandonnez très vite l’explication, vous n’avez pas envie d’être un objet de curiosité. Heureusement, ces phénomènes de mise à l’écart ne sont pas si fréquents, ni provoqués par tous. Mais ils finissent par vous faire vaciller. Ils exercent sur vous une domination, un pouvoir sournois et néfaste qui remet en cause votre liberté.
Ce livre raconte et montre. Il revendique une place ?
Je me suis longtemps aveuglé. J’ai refusé de voir les signes du quotidien, on a tendance à se dire «c’est rien». On n’est pas en Tchétchénie. Et puis on finit par se demander pourquoi on se refuse à voir le mal qu’on peut nous faire. Pourquoi ai-je traité à la légère des choses qui finalement racontaient une brutalité, une violence injustifiée qui m’était faite ? Et quel serait le sens de mon silence si en tant qu’artiste, je continuais d’éviter ce sujet qui touche ma vie intime. Ce livre s’appelle Ton Père, mais il ne s’adresse pas à ma fille. Ce n’est pas devant ma fille que je viens me présenter. C’est devant les autres. Il ne s’agit pas de témoigner de ma propre vie, mais de tenir ma place.
Le livre est un autoportrait fictionné. En quoi la fiction est-elle fortement liée à l’expérience gay ? Quand vous parlez du projet avec la mère de votre fille, vous écrivez «on écrit une nouvelle fiction» ?
L’expérience homosexuelle est souvent liée au mensonge lors de l’enfance et de l’adolescence. Mais je m’estime privilégié d’appartenir à une génération qui, si elle s’est cachée, n’en avait pas l’obligation. Néanmoins, quand vous ne faites pas partie de l’unanimité, vous êtes contraints d’échapper au récit collectif, cet imaginaire qu’on vous fait passer pour la vraie vie, les fiancées, les mariages, les enfants… Comme vous vous savez inapte à être un héros de cette vie vraie, vous ne pouvez que vous inventer une vie fausse. En débutant ce livre, je savais que je m’engageais dans un récit où la sincérité devait régner. Mais au fil des chapitres, je me suis permis de faire advenir la fiction. Pour moi, il y a une grande différence entre s’écrire soi et se raconter. Je ne voulais pas me raconter, je voulais me retrouver dans l’écriture. Je ne suis pas sûr d’être moins vrai dans les passages qui sont d’ordre plus fictionnels que dans les passages qui concernent des faits personnels et avérés. A quel moment dit-on vrai ? Cela nous arrive constamment de vivre des situations où l’on se pense d’une grande authenticité et finalement c’est juste qu’on se conforme à une idée de soi qui nous séduit. Et parfois on a l’impression d’être à côté de soi et on réalise que finalement c’est là qu’on est vrai.
Comment s’est construit votre désir de paternité alors qu’à l’époque, il y avait très peu de modèles imaginaires ou sociaux disponibles ?
Je l’ignore. Je ne me souviens pas avoir croisé de père homosexuel qui serait apparu pour moi comme un exemple victorieux. En revanche, je n’ai pas oublié qu’adolescent, alors que je commençais à vivre joyeusement mon homosexualité, j’étais aussi obsédé par le désir de faire des enfants. Je ne sais pas comment je n’ai pas renoncé. Dans les romans ou au cinéma, je n’ai pas l’impression qu’on croise beaucoup de personnages de pères homosexuels. Je n’en ai aucun en tête. C’est d’ailleurs fou que tous ces gens de la Manif pour tous soient prêts à descendre dans la rue pour sauver la société de ces horribles personnages qui n’existent même pas dans la fiction ! On voit bien que cela touche à un point de peur, de fantasme, sans référence aucune.
De quelle manière le sida a-t-il touché votre génération ?
Il nous a privés de nos pères sensuels, de nos grands frères aimés. J’appartiens à une génération d’artistes homosexuels qui, lorsqu’ils se retournent vers le proche passé, ne peuvent parler qu’à des morts. Il me semble que cet horizon de tombeaux est très sensible, notamment au cinéma. Je le ressens chez Ozon, Morel, Chiha, Rodriguez… Nos films portent le manque de ceux dont nous n’avons pas pu nous faire aimer. Pour ceux qui ont eu 20 ans à la fin des années 80, la sexualité était mêlée à l’avertissement : l’autre est un danger de mort pour toi. Au moment où on devait viser une autonomie idéale, s’échapper de la sphère familiale, s’ouvrir au monde, nous avons été élevés avec l’idée qu’il fallait se méfier de l’autre. On ne peut pas se contraindre à une sexualité du préservatif durant quinze ans sans que cela soit traumatique. La prudence était le mot d’ordre de ma génération, une prudence nécessaire mais violente, un ordre, or faire un enfant appartient à l’imprudence absolue. Il m’a fallu me débarrasser du préservatif pour débuter cette histoire-là. J’en ai été terrifié. Le préservatif était lié pour moi à l’espoir de rester en vie. J’ai dû lutter pour admettre que m’en passer ne signifierait pas propager la mort.
Avoir un enfant, était-ce aussi un moyen de lutter contre cette mort omniprésente ?
Peut-être, oui. La manière légère mais acharnée que j’avais de réclamer à mes copines d’adolescence : «Tu ne veux pas faire un enfant ?» C’était, oui, peut-être une forme de prévention absurde contre la maladie. Bêtement peut-être, me rêver père était une manière d’échapper à ce destin tragique qui semblait frapper tout jeune homosexuel à l’époque. Depuis la Bretagne, je me rêvais père et artiste homosexuel. Je désirais m’inscrire dans la généalogie de mes idoles. Certainement que la mort de mon père lorsque j’avais 15 ans n’était pas étrangère à ce besoin de filiation. Je pouvais me raconter des choses intenables, que mon père était mort pour échapper à son fils homosexuel, et son absence me permettait désormais de me trouver d’autres pères, qui seraient moins effrayés par moi. Et désormais, j’ai une fille. Est-ce qu’un jour, à ses yeux, je paraîtrai effrayant comme je l’ai été aux yeux de mon père ? J’espère avec ce livre avoir conjuré cette peur-là.
- SOURCE LIBERATION