"La Lesbienne invisible", c’est cette jeune femme que personne ne croit quand elle dit être lesbienne. À l’origine, un spectacle créé il y a un peu plus de quatre ans, aujourd’hui, une bande dessinée publiée chez Delcourt. Rencontre avec une lesbienne invisible, et pourtant bien visible.
Pouvez-vous nous dire un mot sur le titre de la BD : "La Lesbienne invisible" ?
Océane Rose Marie : Le titre a un double sens. C’est cette jeune femme que personne ne croit quand elle dit qu’elle est lesbienne, parce qu’elle n’a pas les codes qu’on imagine comme étant ceux des lesbiennes, même si ce ne sont que certaines d’entre elles qui sont dans des codes vestimentaires. Elle a les cheveux longs, elle aime bien se maquiller, mettre des robes… Donc, tout de suite, les gens pensent qu’elle est hétéro, y compris les lesbiennes plus "butch", plus radicales. Et puis, c’était vraiment pour mettre côte à côte les mots "lesbienne" et "invisible", parce que la réalité, c’est que la plupart des lesbiennes sont invisibles, sont "invisibilisées". Les nanas homosexuelles célèbres ne le disent pas. En France, c’est encore un sujet tabou et compliqué. Muriel Robin l’a dit récemment, mais c’était un peu tard. Cela aurait été très impactant si elle l’avait dit dans les années 80, au sommet de sa gloire. Elle aurait pu, là, vraiment faire changer les mentalités, mais ce n’était pas possible pour elle, ce que je peux comprendre aussi.
Il y a donc encore un vrai tabou et un vrai malentendu, déjà sur la sexualité des femmes, parce qu’on est dans un pays qui est encore assez macho, où il y a encore cette image des femmes qui sont réceptacles du désir masculin, mais qui, elles, ne sont pas forcément actives, désirantes. Je caricature, mais il peut encore y avoir cette image-là ou, en tout cas, des gens qui disent : "Les hommes et les femmes, c’est pas pareil". Les hommes ont des besoins, les femmes non. On entend encore des phrases comme ça. Du coup, quand on voit deux femmes ensemble, c’est comme si ça "s’annulait", comme s’il n’y avait plus de sexualité possible, puisque la sexualité, c’est la part des hommes.
Je trouvais important de redonner une visibilité aux lesbiennes et au mot "lesbienne" ausssi. J’ai remarqué, quand j’ai commencé à travailler sur le spectacle, que les gens avaient du mal à prononcer le mot lesbienne, y compris moi-même. Je me suis demandé pourquoi. Ce n’est pas un mot vulgaire, pas un mot sale, pas connoté… Mon interprétation est que ce mot, au quotidien, est détourné vers une utilisation pornographique – c’est le mot le plus recherché sur les "sites de cul" –, par des hommes en plus. À partir de là, c’est un mot qui crée de la gêne parce qu’il est associé, inconsciemment, à de la pornographie. Voir affiché ce mot en gros dans le métro, et maintenant dans les librairies, j’aime ça !
Dans la bande dessinée, comme dans le spectacle, vous racontez avec beaucoup d’humour l’histoire de cette lesbienne invisible, une histoire fortement inspirée de votre propre vécu. Comment s’est vraiment passée votre adolescence, bien ?
L’adolescence est une période très difficile. Moi, en plus, je n’étais pas encore très au clair sur mon homosexualité. Comme beaucoup de lesbiennes, j’avais une très grave maladie : l’homophobie intériorisée. C’est-à-dire que vous avez vous-même des préjugés. On vous les a tellement inculqués que vous vous les appropriez pour que ce soit moins douloureux. Par exemple, une femme qui arrive au bureau le lundi matin. À la machine à café, lorsque toutes les nanas racontent leur week-end avec leur mari et leurs enfants, elle peut mentir et faire passer sa nana pour un mec ou bien dire qu’elle est seule, alors qu’elle est depuis quinze ans avec sa meuf. Après, cette même femme peut dire : "Ma vie privée ne regarde personne, je n’ai pas envie de la raconter." Je n’y crois pas vraiment. Je crois que c’est douloureux de ne pas pouvoir se comporter comme les autres et de ne pas simplement pouvoir dire : "Tiens, avec ma meuf on a été sur les bords de Loire ce week-end." Sauf qu’il y a beaucoup de lesbiennes qui, pour se protéger, construisent un monde où elles se cachent et se dissimulent à elles-mêmes aussi. Finalement, elles supportent cette situation, cette potentielle homophobie, en se l’appropriant.
Vous étiez donc dans cette posture ?
Adolescente, oui. Et je vois beaucoup de femmes encore ainsi quand elles sont devenues adultes. En même temps, je ne savais pas vraiment, j’avais des histoires avec des garçons. On m’avait dit que c’était comme ça ! Et puis les garçons sont des êtres charmants, adorables et désirables, j’avais donc des histoires avec eux. J’étais peut-être moins amoureuse qu’avec des filles. J’avais encore l’impression que je faisais une rencontre unique dès que je rencontrais une fille dont j’étais amoureuse. Je me disais : "Je n’aime pas ‘les’ filles, j’aime ‘cette’ fille." Mais après la 42e, je me suis dit que oui, j’aimais peut-être bien "les" filles. Il m’a fallu du temps pour prendre conscience du fait que j’étais vraiment lesbienne, c’est-à-dire que j’avais des émotions plus puissantes avec les filles qu’avec les garçons, une envie de me projeter avec des filles et non avec des garçons. Il y a des filles qui le savent très tôt. J’ai des copines qui me disent : "À 4 ans, je savais que j’aimais les filles et je n’ai jamais été avec des garçons." C’est cool, parce que c’était tellement évident pour elles ! Mais la plupart, sûrement parce qu’on est très conditionné dans une "hétéronorme", ont mis plus de temps à comprendre qu’elles étaient vraiment homo. L’adolescence est un moment très difficile parce que l’on est très sensible au regard des autres, on a peur d’être jugé, d’être rejeté par ses amis. Quand on comprend qu’on a cette attirance-là, on a peur de le dire à ses copines filles hétéro. Moi, j’ai eu beaucoup de chance car j’étais dans un milieu très ouvert et tolérant. Je n’ai jamais subi de rejet, mais c’est arrivé à beaucoup d’autres gens… On a souvent plus de peur que de mal. Cela dépend où l’on a grandi, où on est, mais c’est vrai que moi, et d’autres filles que je connais, on a eu tellement peur d’être rejetées, eu du mal à s’exprimer, que quand on l’a fait, nos potes nous ont répondu : "Oui, et alors ? On s’en fout ! Bon, on va au ciné ?" Je reconnais que j’ai eu quand même de la chance parce que, pour beaucoup de gens, ça ne se passe pas si facilement.
Ce vécu, cette "facilité" que vous évoquez, c’est ce qui vous permet aujourd’hui de porter le message positif qui est le vôtre et que l’on retrouve dans la BD ?
Oui ! Je me suis quand même cherchée, ça a parfois été dur, parce que l’adolescence est une période horrible de toute façon, c’est la pire de la vie, mais malgré tout, ça a été facile parce que mes amies étaient très ouvertes. Du coup, je me suis sentie un petit peu investie d’une mission, d’une responsabilité en tant que lesbienne bien dans sa peau. Parce que ce qui m’a fait souffrir aussi, ce sont les représentations des lesbiennes toujours négatives. Vous regardez les films, ce sont toujours des psychopathes qui découpent leur petite amie et la mette dans le freezer, ou bien des dépressives moches qui sont des "mal-baisées". C’est cette image qui est véhiculée dans la fiction en général. C’est vraiment traité comme une déviance. Moi j’étais là : "Je ne comprends pas ! Je suis plutôt bien dans ma peau, je n’ai pas envie de tuer des gens… et pourtant je suis lesbienne."
Quand j’avais 15 ans, le film "Gazon maudit" est sorti au cinéma [en 1995, NDLR]. Vous avez 15 ans, vous voyez Josiane Balasko avec son cigare et ses pantalons larges, vous êtes terrorisée, vous pensez : "Je ne veux pas devenir comme ça !" Il faut que je donne des images positives. Il y a également la série télé "L world" qui a été hyper-importante [sortie en 2008-2009 aux États-Unis, NDLR], mais c’était plus tard. C’est bien qu’il existe aussi des avancées en France. J’avais envie de parler de cette culture lesbienne, du "Pulp" qui était un endroit mythique… Je pense qu’en donnant une image positive, ça peut aider d’autres jeunes à mieux vivre leur sexualité. J’ai vu souvent des jeunes femmes venir avec leurs parents à mon spectacle et faire leur coming-out ! C’était trop mignon.
Vous évoquiez vos copines… Dans l’album, vous montrez leurs réactions à l’annonce de votre homosexualité. Et il y a une phrase qui arrive inévitablement…
Sur scène, c’est le moment où je dis : "Toutes les copines hétéro m’ont dit un jour ou l’autre : si je dois avoir ‘une’ histoire avec une fille, je te jure que ce sera toi." Ça me permet de savoir combien il y a de lesbiennes dans la salle et combien il y a d’hétéros, parce qu’elles ne rigolent pas au même moment. Quand je déclare : "Il y a un truc que touuuutes les copines hétéro m’ont dit : si je dois avoir…" Et là, je fais une pause. À ce moment-là, les lesbiennes sont mortes de rire et elles disent la chute, parce qu’elles l’ont tellement vécu ! Et quand je poursuis avec : "Je te jure que ce sera avec toi !", là, les hétéros rigolent. En différé. C’est le cliché. Et vous, vous êtes là : "Oui, mais peut-être que moi je n’ai pas envie en fait. Non, tu ne me plais pas." Quand vous êtes lesbienne, les filles hétéro ont tendance à penser que, forcément, vous les désirez.
Vous racontez avoir beaucoup désiré les filles hétéro, avoir eu votre période "hétérophile" !
Oui, j’étais toujours amoureuse des hétéros allumeuses, ces filles qui aimaient être dans la séduction. Ça marchait très bien avec moi. J’étais tout à fait prête à les adorer, les couvrir de cadeaux, d’amour, de roses, de poèmes ! J’ai mon interprétation de ce phénomène d’hétérophilie : je pense que comme je n’assumais pas mon homosexualité, parce que ça me faisait peur de me dire que j’étais lesbienne, j’étais amoureuse de filles avec qui ce n’était pas possible du tout. C’était une façon de ne pas vivre mon homosexualité. C’était aussi une façon de rejeter les lesbiennes et de dire : "Non merci, les filles camionneuses, elles sont moches !" Ce sont des clichés qui sont en fait un rejet de notre propre homosexualité. Je me bats beaucoup contre les guerres au sein du milieu.
- Source L ETUDIANT.FR