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 d’ADHEOS

Victime en octobre 2020 d’une tentative d’assassinat d’une extrême violence en Martinique, Brice Armien-Boudre, coprésident de l’association LGBT+ Kap Caraïbe, a vu son agresseur condamné, le 24 mars 2025, à treize ans de réclusion. Si la préméditation a été reconnue, la circonstance aggravante d’homophobie — pourtant plaidée et soutenue par le ministère public — n’a pas été retenue. Dans cette tribune forte et personnelle, il exprime sa colère, sa déception, mais aussi une analyse lucide d’une société martiniquaise qui, selon lui, peine encore à nommer et à combattre l’homophobie. Un appel vibrant en faveur d’une reconnaissance pleine et entière de toutes les orientations amoureuses.

« D’Amour et d’Eau Salée »
Parce que vivre et aimer librement ne devrait plus jamais exposer à la haine.

13 ans.
Et pourtant, un silence.

13 années de réclusion criminelle ont été prononcées contre ce voisin — ce n’était
pas un ami — oppressant, intrusif, malveillant, qui m’a piégé, malgré moi, et rendu
prisonnier d’un scénario écrit d’avance.
Il est reconnu coupable d’avoir prémédité, organisé et orchestré un guet-apens d’une
violence inouïe à mon encontre.

Pour moi, ça a toujours été une tentative (calculée) d’homicide à caractère
homophobe.
Il encourait la perpétuité pour récidives légales (7 condamnations en 3 ans).
Le verdict, je l’ai reçu d’abord avec colère.

Puis avec déception.
Et enfin avec lucidité.
Car oui, c’est une peine lourde. Pour un acte où je suis resté vivant.
Miracle.
Vivant, mais à quel prix ?

La Cour, le ministère public, les magistrats ont reconnu la gravité, la préméditation, la
brutalité de l’agression.
Mais la circonstance aggravante d’homophobie n’a pas été retenue.
Pourtant :

  • Elle a été établie et défendue par plusieurs magistrats tout au long de
    l’instruction.
  • Elle a été retenue par le ministère public.
  • Elle a été solidement argumentée par nos avocates.
  • Elle a été clairement décrite, vécue, nommée par la victime que je suis.

Et pourtant, elle n’a pas été retenue.

Alors je pose la question, calmement mais fermement :

Que faut-il en Martinique pour que l’homophobie soit reconnue et condamnée à
la hauteur de sa violence ?
Ce procès aurait-il pu — et dû — faire date ?
Que s’est-il vraiment passé derrière ces murs ?
Ont-ils voulu ménager leur conscience, leur confort ?
Ont-ils eu peur qu’un tel procès fasse jurisprudence ?
Ont-ils craint de reconnaître publiquement que l’homophobie mutile, brise, tue — ici
même, en Martinique ?
Faudra-t-il un drame collectif, à l’instar d’Orlando, pour que le mot “homophobie” soit
enfin assumé chez nous ?
Mais au fait… de qui parle-t-on ? D’une Cour ? Ou simplement de jurés populaires ?
Rappelons qu’en correctionnelle, en Martinique, les magistrats n’ont jamais pu
reconnaître cette caractéristique aggravante.

Que nous dit ce verdict de la société martiniquaise ?

Que dans son imaginaire collectif, l’homosexualité serait une maladie du colon ?
Que nos ancêtres africains — comme s’il n’y avait qu’eux — étaient forcément
hétérosexuels, virils et puissants sexuellement ?
Que la religion catholique — celle du colon, outil d’asservissement des peuples
premiers — serait encore aujourd’hui l’autorité morale inclusive et humaniste à
laquelle il faudrait continuer d’obéir ?

Jusqu’où ira l’aliénation de cette société ?

Et le mensonge qu’elle se raconte à elle-même ?
La société martiniquaise n’en est pas à sa seule posture schizophrène.
Elle multiplie les contradictions, empile les verrous sur les portes qu’elle refuse
d’ouvrir.
Elle sabote ce qui pourrait l’élever, trahit ses élans dès qu’ils demandent du courage,
et trop souvent, elle choisit la lâcheté plutôt que la lucidité.
Elle préfère la fuite au face-à-face, la répétition au risque, l’oubli au soin.
Elle porte en elle une myriade de tabous tenaces, transmis, refoulés, sacralisés, qui
l’empêchent de dire, de voir, de comprendre — et donc de guérir.
À force de fuir ses vérités les plus dérangeantes, elle s’enferme dans un confort
toxique, une médiocrité qu’elle maquille en tradition.
Elle confond sensibilité et susceptibilité sulfureuse, incapable d’accepter qu’on la
confronte et de se laisser questionner sans s’enflammer.
Elle érige en vertu une culture narcissique et consumériste, où l’apparence
l’emporte sur le fond, où l’image compte plus que l’engagement et prévaut sur le
sens.
Tant qu’elle n’aura pas la force d’arracher les masques, tant qu’elle ne saura pas —
ou refusera — de transfigurer ses failles et ses tabous en puissance collective, tant
qu’elle préférera l’oubli à la vérité, elle tournera en rond — prisonnière de ses peurs,
loin de toute véritable émancipation.
Et de la même façon que l’histoire coloniale a construit une hiérarchie des races,
notre société persiste à hiérarchiser les orientations amoureuses et sexuelles —
valorisant certaines, invisibilisant ou condamnant d’autres — comme si l’amour aussi
devait obéir à un ordre dominant.
Aucun des travaux universitaires n’a permis d’établir un quelconque lien entre
orientations sexuelles/amoureuses et origines ethniques/culturelles.
Les orientations amoureuses et sexuelles n’ont ni couleur de peau, ni origine
culturelle.

Alors j’en pose une dernière, cette fois à chacun et chacune d’entre
vous :

Qu’est-ce qui fait votre valeur individuelle et collective ?
Et de quel ordre est-elle, vraiment ?

Est-ce ce que vous possédez ? Ce que vous montrez ?
Est-ce votre capacité à rester confortable dans un monde injuste ?
Est-ce votre image, votre réussite, votre pouvoir de séduction ?
Ou est-ce votre capacité à faire face à l’inacceptable, à refuser l’indifférence, à parler
quand les autres se taisent ?
Votre capacité à reconnaître la douleur de l’autre, même quand elle ne vous
ressemble pas ?
Dans une société obsédée par l’apparence, par l’avoir, par la performance ou le
conformisme,
où place – t-on la valeur de l’humain ?

Ce procès m’a posé cette question.
Je vous la repose ici.
Avec quelle humanité souhaitez-vous vivre ?

Et à ce propos, il y a eu cet autre malaise :

L’usage répété — trop répété — du terme “orientation sexuelle” pendant ces deux
journées.
Au nom du Code pénal.
Un terme réducteur.
Dévalorisant.
Parfois même humiliant.
Inlassablement repris par la presse.
Parce que l’enjeu ici, ce n’était pas la sexualité.
Personne ne devrait être réduit à une orientation sexuelle.
L’enjeu, c’était le droit d’aimer. De vivre librement.
De marcher dans la rue sans peur.
De construire une vie avec la personne de son choix.
Sans violence. Sans jugement.
Parler d’orientation amoureuse,
c’était redonner à la victime sa pleine humanité.
Et à toute une communauté — 15 % de la population — la reconnaissance qu’elle
mérite.
Sa légitimité.
L’avocate générale l’a compris.
Elle l’a clairement signifié.
Merci.

Ce procès ne concernait pas un goût, un penchant, une préférence.

Il concernait un crime.
Un crime qui a visé ce qu’il y a de plus intime et fondamental chez une personne :
sa capacité d’aimer librement.
Par sa résonance, il pouvait devenir un signal fort.
Un espoir pour toutes celles et ceux qui attendent encore qu’on reconnaisse leur
dignité, leur sécurité, leur droit d’exister.
Ce procès aurait dû faire date.

Moi, j’ai été reconnu comme victime. C’est écrit.
Reconnu, mais sans qu’on dise vraiment pourquoi j’ai été ciblé.
Et cela, c’est une forme d’injustice plus subtile.
Mais tout aussi douloureuse.
Et pas seulement pour moi.

Aujourd’hui, je veux d’abord remercier :

Maître Gaëlle ZINSOU, mon avocate.
Maître Vaïté CORIN, avocate de ma mère, ma fille, ma sœur, et de Kap Caraïbe.
Vos plaidoiries étaient magistrales. Engagées. Humaines. Puissantes.
Elles resteront gravées.
Votre travail, votre présence, votre force de conviction ont été des phares dans cette
tempête.
Vous avez porté la voix d’un homme, d’une famille, d’une communauté.
Et vous avez donné corps à la vérité — la mienne, celle de ma famille, celle d’une
communauté entière.
Merci à l’avocate générale, pour ses réquisitions brillantes, équilibrées, précises,
humaines, fermes.
Elle a cru en la parole des victimes.
Elle a parlé au nom de la justice républicaine, avec clarté et détermination.
Une justice qui, cette fois, n’a pas détourné les yeux.

Merci à ma mère, ma fille, mes sœurs :
Votre présence, vos mots, vos gestes ont été ce fil solide auquel je me suis
accroché pour avancer.
Merci à ma famille élargie, à mes amis, mes collègues, mes camarades militants, aux
associations amies et partenaires.
Votre solidarité m’a accompagné avec une constance et une justesse dont je mesure
pleinement la portée :
Pendant l’enquête.
Pendant l’instruction.
Et pendant ces deux journées où — plus souvent que rarement — les mots étaient
des coups à encaisser.
Parfois jusqu’à l’épuisement.

Et à celles et ceux qui sont restés silencieux…

À ceux que j’attendais — et qui ne se sont jamais manifestés,
(et notamment ceux qui étaient là, présents, au moment des faits) —
Ni par un mot, ni par un regard, ni par une simple main tendue, même discrète :
Je vous ai entendus aussi. Dans votre absence.
Vos silences ont résonné fort.
Ils en disent long sur vos choix.
Et sur vos limites.
Ils sont une réponse.
Et une mémoire.

Et puisque je parle aussi d’authenticité…

J’adresse aussi quelques mots à certains “journalistes” — ou devrais-je dire – pigistes
de la dernière ligne, qui ont préféré le frisson du scoop à la rigueur du métier, le
buzz à la vérité, le choc au sens, la confidence violée à l’enquête sérieuse.
Ceux-là n’ont pas informé : ils ont recyclé, simplifié, raccourci, déformé, trahi.
Juste une précipitation malsaine et un mépris affiché pour la confidentialité et la
dignité humaine.
Ils s’imaginent observateurs mais ont sali ce qu’ils n’ont même pas pris le temps de
comprendre.
À ces scribouillards de l’instant, qui se rêvent journalistes mais agissent en parasites
de la douleur, je rappelle que jouer avec les mots des autres n’a jamais fait une
vérité.
Et que nourrir le scandale, traiter nos vies comme un spectacle périssable, ce n’est
pas informer : c’est trahir.

Ils se reconnaîtront. Ce sont souvent les mêmes : ceux qui relaient l’indicible comme
on relaie une rumeur, réduisent des combats vitaux à des anecdotes, emballent
l’indignité et bradent la complexité, faute de conscience et en transformant le mépris
en méthode et l’ignorance en posture.
Ils écrivent vite, lisent peu, et pensent que leur distance les absout.

À France – Antilles – quotidien emblématique de l’île – j’adresse bien plus que
des remerciements : une marque d’estime – et ma reconnaissance pleine et
entière.
Dans un paysage souvent frileux, aseptisé ou complice par inertie, ce journal a tenu
la ligne.
Pas celle du sensationnalisme. Pas celle du silence confortable.
Celle, plus exigeante, de l’engagement. Celle qui écoute, qui expose, qui soutient,
même quand c’est inconfortable.
Leur traitement n’a pas tout dit. Il n’a pas tout creusé. Il n’a pas été parfait — et ce
n’est pas ce qu’on attendait. Mais il a choisi un camp. Et ce camp, c’était celui de la
dignité, de la vérité, et de la justice. Il a été juste dans l’intention, constant dans
l’écoute, clair dans le positionnement.
Dans le tumulte des lâchetés ordinaires, France-Antilles a rappelé que la presse peut
encore être un rempart.
Qu’elle peut, quand elle le veut, faire honneur à sa mission.
Elles ont donné de la place à la parole, là où tant de médias préfèrent l’effacer.
Elles ont nommé ce que d’autres ont passé sous silence.
Et surtout, Elles ont rappelé que le journalisme, lorsqu’il se tient du côté de la vérité
et de la dignité, fait œuvre de justice.
France-Antilles a traité l’information de façon raisonnée et respectueuse, sans
ambiguïté, sans excès, sans parti pris. Fidèle à une éthique que beaucoup ont
oubliée.
Et dans ce procès, cela n’a pas été anodin.
Cela a compté. Cela restera.

Et puis, il y a ces présences qui veillent. Celles qui ne s’annoncent pas. Qui ne se
flattent pas. Mais qui tiennent. Qui soutiennent. Qui marquent.
Des voix qui, au lieu de parler pour briller, parlent pour porter, pour protéger, pour
réparer

À Élisabeth Moreno, femme d’État et de combat, militante inlassable de l’égalité,
une alliée précieuse,
À Béatrice Bellay, députée lucide, engagée, ancrée, courageuse,
À Nadia Chonville, intellectuelle libre, féministe sans concession, sœur de cœur
Vous avez été là au moment des faits. Vous êtes restées là depuis, sans calcul, sans
délai, sans détour.
Pas un instant de recul. Pas un silence.
Dans une époque où les convictions s’affichent plus qu’elles ne se vivent, vous, vous
étiez présentes. Alignées.
Ce combat, vous ne l’avez pas épousé. Vous l’avez partagé avec votre intelligence,
votre force et votre tendresse. Viscéralement.
Et votre fidélité, votre loyauté, votre affection restent gravées.
Vous êtes de celles qui élèvent, qui réparent, qui incarnent ce que le mot
engagement a de plus noble.
Merci ne suffit pas. Mais je vous le dis quand même.
Avec tout ce que cela contient.

13 ans.

C’est peut-être beaucoup pour certains.
Mais c’est aussi un signal manqué.
Un signal que nous continuerons de faire entendre.
Jusqu’à ce que plus personne ne puisse l’ignorer.

Parce que même si la justice a parlé,
elle a parlé du bout des lèvres

Et parce que le combat, lui, ne s’arrête pas.

Il ne meurt pas là.
Il change de scène.
Il retourne là où tout commence, encore et toujours :
Dans la rue,
Dans les écoles,
Dans les médias,
Dans les familles.
Il prend chair, il se grave, il étouffe, il brûle, il saigne, il se glisse, il se propage, il
s’alourdit.
Et pourtant, il tient. Et il s’incarne.
Il continue à travers chaque personne LGBTQIA+,
et chaque allié.e qui se lève avec dignité, courage, lucidité, conscience ou
résilience.
Ce combat est — et restera — vital, viscéral, irrévocable.

Dans les flammes, je suis colibri.
Dans les cendres, je suis phénix.
Dans la vie, je suis – et je resterai- l’un et l’autre

Source : stophomophobie.com