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 d’ADHEOS

Au Maroc, l’homosexualité reste taboue. Victime d’une agression homophobe à Béni Mellal le 9 mars dernier, un Marocain s’est pourtant retrouvé sur le banc des accusés. Il devait comparaître, lundi 4 avril, devant un tribunal afin d’être jugé. Premier Marocain à avoir révélé publiquement son homosexualité, l’écrivain Abdellah Taïa nous a fait parvenir ce texte.
 
C’est peut-être difficile à croire, je le sais, mais la cause des homosexuel(le)s au Maroc avance dans la bonne direction.  
 
Je ne suis ni naïf ni trop optimiste. Je regarde ce qui se passe depuis 15 ans dans mon pays autour de cette question et, malgré l’homophobie de plus en plus assumée, je tire les conclusions qui s’imposent. Des conclusions logiques.
 
J’étais l’unique homosexuel marocain  
 
Quand j’étais adolescent, dans le début des années 1980, personne ne parlait des homosexuels marocains. Ils n’existaient pas. On les insultait, on les piétinait, on les violait mais cela était normal.  
 
Paul Bowles et ses célèbres amis, eux, pouvaient encore s’amuser comme ils voulaient à Tanger : kif, sexe, garçons, tout était disponible. Servez-vous, servez-vous, les autorités marocaines sont là pour votre protéger… Le Maroc était leur paradis, "leur terre sauvage".  
 
Ils étaient dans une bulle à laquelle, bien sûr, la majorité des Marocains n’avaient pas accès. Ils vivaient dans une certaine liberté très ambiguë et, aujourd’hui encore, certains ont de la nostalgie pour cette époque "folle". 
 
À l’âge de 12 ans, je ne connaissais ni Tennessee Williams ni Jean Genet. Ils ne me connaissaient pas non plus. Et je croyais très sérieusement que j’étais le seul véritable homosexuel du Maroc. Je veux dire un homosexuel pour de vrai. 
  
La solitude, seul moyen de ne pas mourir  
 
Il y avait beaucoup de sexe entre hommes autour de moi. Depuis toujours. Mais ces hommes et ces garçons finissaient par rentrer dans l’ordre. Abandonner (temporairement) l’homosexualité.  
 
Pour sauver ma peau, j’ai décidé à ce moment-là que j’étais l’unique homosexuel marocain. Moi, je ne renoncerai pas. Moi, je serai plus fort, plus intelligent que tout ce monde qui vous nie tout en vous offrant aux mâles frustrés, aux hommes qui vous violent et vous donnent un bonbon après.  
 
J’en ai mangé des bonbons au Maroc, de toutes sortes. J’ai accepté les attaques quand j’ai constaté que personne ne bougera le petit doigt pour me soutenir, me défendre, me protéger, éloigner les agressions continuelles. Pas de tendresse pour les homosexuels ! Rien.
 
Certains à l’adolescence trouvent leur voie, l’inspiration, moi j’ai trouvé la solitude comme seul moyen de ne pas mourir. Mourir de viol, de honte et de larmes incessantes. Avec les années, cette solitude est devenue un système en moi. Une grille de lecture, que je transporte partout avec moi. Je m’en suis sorti. Je suis fort. Mais je suis à présent dur. Impitoyable.
 
Le salut ne vient ni du ciel ni de ceux qu’on aime 
 
 
Pendant des années, j’ai cru que rien ne changerait pour les homosexuels marocains. Je ne voyais que les empêchements, les impossibilités, les interdits. J’avais peur devant l’autorité, le pouvoir, sans réaliser que l’éternité de l’injustice n’était qu’un mythe. Je savais qui incarnait tel ou tel pouvoir, qui allait me casser de nouveau, qui allait me ramener à la honte et à des visions stériles de la vie, de la société, de l’identité et de la politique. 
 
Il faut beaucoup de temps pour oser regarder l’oppresseur droit dans les yeux et ne surtout pas baisser les siens. Cet oppresseur, malheureusement, n’est pas uniquement un professeur coincé ou un ministre sans cœur, c’est aussi quelqu’un de près, de très près de vous. Un grand frère. Une sœur. Un ami qu’on croyait ami pour la vie.  
 
Le salut ne vient jamais du ciel ni de ceux qu’on aime. Le ciel, il est en nous. Et c’est ce qui s’est passé ces dernières années pour les homosexuels marocains. Ils ont fini par comprendre que l’émancipation se prépare là, maintenant. Il faut faire quelque chose. Tout de suite. Penser à ce qui pourrait être fait.  
 
Trouver le moyen de le faire. Trouver une fenêtre par laquelle entrer dans le cœur des gens et essayer de les attendrir pour les changer, leur demander de l’aide, leur faire comprendre cette vérité si oubliée : ces homosexuels que vous rejetez, que vous tuez, ne sont pas vos ennemis, ils sont vos enfants. Votre chair. Votre sang. Votre vie. Les tuer, c’est vous tuer vous aussi.  
 
Des agressions horribles et insoutenables  
 
Il y a eu d’abord le groupe LGBT Kif-kif au début des années 2000 qui a fait plus que bouger les lignes. Qui a provoqué dans la société marocaine quelques ondes de choc plus que nécessaires.  
 
Il y a eu ensuite le changement des médias marocains: ils ont pris leurs responsabilités au sérieux et ils ont commencé à traiter l’homosexualité avec objectivité, avec respect, sans la ramener à des jugements religieux étroits. Cela a aidé, énormément. Il y a là un allié important, très important. D’homophobes, les journalistes marocains sont devenus des avocats de la cause homosexuelle.  
 
Et,enfin, il y a eu la création du groupe LGBT ASWAT qui, depuis quelques années, lancent des opérations très intelligentes pour changer les
mentalités et demander l’abrogation de la loi qui condamne l’homosexualité au Maroc. Il y a au Maroc trois écrivains ouvertement homosexuels Rachid O., Hicham Tahir et moi. Ce n’est pas rien. 
 
Il y a eu aussi au Maroc, ces derniers mois, des attaques contre des homosexuels d’une violence inouïe. Des agressions horribles, insoutenables, à chaque fois filmées et très largement diffusées sur internet.  
 
L’empathie, malheureusement, ne suffit pas  
 
La dernière a eu lieu il y a quelques jours à Béni Mellal (mes parents viennent de cette ville qui occupe une place immense dans mon imaginaire). Des hommes sans cœur sont entrés dans la maison de deux jeunes homosexuels alors qu’ils étaient en train de faire l’amour et les ont agressés très violemment.  
 
Le Maroc a vu les images. Cela l’a choqué. Sur internet la majorité est pour ces agressions (justifiées au nom de nos soi-disant vraies valeurs religieuses, nos soi-disant vrais principes identitaires, etc.). Mais, pour être complètement objectif, il ne faut pas passer sous silence les réactions de ceux qui condamnent ces attaques et, dans la foulée, commencent à penser à la situation des homosexuels marocains.  
 
Méritent-ils un tel traitement ? Qu’ont-ils fait de mal, au fond ? Et qui sont-ils, ces homosexuels ? Des Français ou bien des Américains vivants au Maroc ? Non, les étrangers au Maroc (même homosexuels) sont plus protégés que les citoyens de ce pays. Ces jeunes agressés sont l’avenir qu’on tue, sont la jeunesse que, encore une fois, on abandonne. Ces jeunes sont aussi le cœur même du Maroc. Cette empathie, malheureusement, ne suffit pas. Il faut plus.  
 
Je vois malgré tout une petite lumière  
 
Il faut quoi ? Un homme (ou bien une femme) politique légitime, crédible, qui soit à la hauteur de l’histoire, qui ne pense pas uniquement à sa petite carrière, qui nous sort des discours officiels et des identités depuis trop longtemps figées. 
 
Il faut quelqu’un avec du cœur, du courage, un homme/une femme capable d’aller au-delà des analyses médiatiques limitées, au-delà des guerres, au-delà de l’impérialisme occidental, au-delà du terrorisme et de Daesh.
 
Le monde noir, terrifiant, dans lequel nous vivons aujourd’hui, au Nord comme au Sud, offre tellement peu d’espoir. Où qu’on se tourne, on est sommé de décliner son identité et sa loyauté. On est chaque jour poussé vers l’étroitesse, vers l’oubli, vers le racisme sans honte affiché, cultivé.
 
Dans le monde d’aujourd’hui, je vois malgré tout une petite lumière. Je me souviens de Martin Luther King. "I have dream". Je ne perds pas complètement ma foi dans Barack Obama. "Yes, you can". Et je relis la lettre du merveilleux écrivain américain, noir, homosexuel, James
Baldwin, envoyée à son neveu.  
 
Le "Printemps arabe" a ouvert une nouvelle voie 
 
 
Il y a la Révolution. Elle a commencé. Elle ne se réalisera complètement que si l’on ne laisse pas le Feu complètement s’éteindre. "Fire the net time". 
 
Je pleure et je tremble quand je vois les homosexuels marocains à ce point là violentés. Je tombe aussi, de nouveau. Mais je sais que, au-delà de la condamnation de ces actes terribles, je n’ai pas d’autres choix que de continuer de croire que je suis homosexuel, marocain, musulman et libre. Quoiqu’ils disent. Quoiqu’ils fassent. Tous les homosexuels marocains sont libres. Doivent être libres. D’une manière politique, d’abord et avant tout. 
 
Il y a 5 ans, le "Printemps arabe" a ouvert une nouvelle voie. Pour tous les Arabes. Hétérosexuels et homosexuels. Ne l’oublions surtout pas.