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 d’ADHEOS

Après l’attentat contre «Charlie Hebdo», le juriste Daniel Borrillo s’inquiète de ce que «Diderot, Nietzche ou Marx pourraient être poursuivis en justice s’ils disaient aujourd’hui, à propos de la religion, qu’il s’agit de ”l’aveuglement de l’humanité», de “l’anémie de la volonté” et de “l’opium des peuples”».
Dans un article publié par Le Monde le 16 mai 2005, je m’inquiétais du combat judiciaire livré par les groupes religieux contre la liberté d’expression. Les tragiques événements récents me font reprendre ma plume pour rappeler ce que j’avais dénoncé déjà il y a dix ans. La situation est d’autant plus grave qu’au nom de la lutte contre les discriminations, les tribunaux reprennent souvent l’interprétation détournée que les groupes religieux font de la norme juridique. Ainsi, l’islamophobie ou la christianophobie sont utilisées pour faire taire toute critique à l’égard des idéologies dogmatiques. Diderot, Nietzche ou Marx pourraient être poursuivis en justice s’ils disaient aujourd’hui, à propos de la religion, qu’il s’agit de «l’aveuglement de l’humanité», de «l’anémie de la volonté» et de «l’opium des peuples».
 
Le dispositif de protection contre les discriminations fut créé pour protéger les personnes appartenant à des groupes minoritaires contre les actes matériels et les discours d’incitation à la haine desquels ils seraient victimes. Il s’agit bien de protéger des personnes et non pas des dogmes.
 
Ceux-ci sont des constructions de l’esprit humain, qui non seulement peuvent mais doivent être soumises à la critique. Pour les croyant.e.s, la religion est de nature sacrée; pour les autres, il ne s’agit que d’une simple manifestation culturelle. La République s’est construite en grand partie contre la hiérarchie religieuse et la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’Etat confirme la neutralité religieuse de la France. Dans l’espace public, par nature laïc, on doit pouvoir se référer au christianisme et à l’islam ou à toute autre religion comme l’on se réfère au communisme, au libéralisme ou à l’astrologie, c’est-à-dire comme une idéologie.
 
La liberté d’expression implique non seulement celle d’analyser et de critiquer les idées, mais aussi de les ridiculiser.
 
Si les musulmans, les communistes ou les astrologues méritent la plus haute protection en tant qu’individus, l’appareil idéologique qui sert de base à leurs croyances ne doit pas échapper à la critique sous peine de compromettre la première des libertés selon la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. La Cour européenne des droits de l’Homme souligne que «la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent: ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels, il n’est pas de société démocratique».
 
La liberté des croyances est ainsi subordonnée à la liberté d’expression. L’Organisation de la conférence islamique (OCI) doit le comprendre et cesser son offensive internationale contre ce qu’elle considère des «actes blasphématoires à l’encontre des principes, symboles, valeurs sacrées et personnages islamiques, notamment la publication des caricatures injurieuses du prophète ainsi que toutes les remarques désobligeantes sur l’islam et les personnalités sacrées et la diffusion d’un documentaire diffamatoire sur le Coran et la reprise par d’autres médias, sous le prétexte de la liberté d’expression et d’opinion». Ce combat est même parfois couronné de succès, puisque l’OCI est parvenue à faire voter le 26 mars 2007 au sein du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU une résolution sur la «lutte contre la diffamation des religions» ce qui constitue non seulement une remise en cause de la laïcité mais aussi une forme de réactualisation du délit de blasphème. Ainsi peut-on y lire que la liberté d’expression doit s’exercer dans «le respect des religions et des convictions».
 
Les démocraties libérales ne peuvent pas céder face à ce type de menaces dont la violence terroriste n’est que la manifestation la plus paroxystique. Le droit au blasphème fait partie de l’ADN de nos démocraties, c’est pourquoi les ennemis de la liberté ont essayé de l’anéantir. Indépendamment de nos croyances et de nos convictions, faisons en sorte que tous les Diderot, les Nietzche, les Voltaire, les Marx et autres esprits critiques puissent non seulement attaquer les religions mais aussi se moquer d’elles comme l’ont fait Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, Maris et toutes celles et tous ceux qui ont sacrifié leurs vies pour défendre, ici et ailleurs, nos libertés.
  • SOURCE YAGG  Daniel Borrillo, juriste engagé