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 d’ADHEOS

Tout commence par cette bombe paisible, envoyée le 15 juillet d’un petit bourg du département de l’Isère à quelque 500 cadres et employés de Lowe Alpine International : "Depuis que je suis née, je suis différente des autres. Mon cerveau m’indique que je suis une femme, alors que mon corps est celui d’un homme ", lit-on dans la missive électronique, rédigée en français et en anglais. Son auteur est chef d’entreprise. Son auteure, plutôt. Hier, il s’appelait Yves Denu ; aujourd’hui, sa carte de visite est au nom de Valérie Denu. Celle-ci porte jupe et collants noirs, bagues aux doigts, maquillage discret.

 
 
Vous souriez ? Elle aussi. Elle s’attendait à tellement pire ! "Si vous décidez de couper les ponts, je ne vous en voudrai pas, je suis consciente du prix de la vérité", a-t-elle indiqué par avance, dans son "coming out" de juillet, à ceux de ses collègues, relations et amis, qui trouveraient "ingérable" sa métamorphose. Pour l’instant, les rétifs se comptent sur les doigts d’une main. Sous traitement hormonal depuis septembre 2008, Valérie Denu devrait subir cette année une série d’opérations chirurgicales – avant-dernière étape de son voyage vers l’autre sexe. "J’ai simplement remis ma vie dans le bon sens et, quelque part, sauvé ma peau", écrit-elle. Simplement ? Cette femme exagère.
 
Longtemps, Yves Denu, patron de la filiale française de Lowe Alpine, un groupe spécialisé dans l’équipement de montagne, a réussi à donner le change. Aux autres comme à lui-même. Marié, puis divorcé, vivant depuis plusieurs années avec une nouvelle compagne, ce père de deux enfants a attendu d’avoir passé la cinquantaine pour changer de sexe – au grand jour. Changer de sexe, mais pas de genre : son "identité féminine", c’est sa vraie nature, son socle irréfragable. Qu’il/elle a tenté très tôt de réprimer. "Petite, je me disais : mais non, je ne peux pas être une fille ! J’ai un sexe de garçon et je m’appelle Yves…" Mais à qui en parler ? Née en Alsace, à la fin des années 1950, dans une famille bourgeoise et catholique, (Yves devenu) Valérie a grandi dans un village proche de Strasbourg. "Dans mon patelin de 5 000 habitants, ce sont des sujets qui n’existaient pas. Même l’homosexualité, ça n’existait pas. Alors la transidentité…, souligne-t-elle. Aujourd’hui, avec Internet, les jeunes sont plus facilement au courant."
 
Enfant, elle déteste les ambiances de vestiaire, les comportements agressifs, sa mère lui fait des mots d’excuse pour qu’elle évite les heures de sport. Elle "ne se sent pas dans les clous". Sûrement est-ce de sa faute ? Elle fait tout pour "rentrer dans la norme" : études brillantes, service militaire, mariage, création d’une entreprise à l’âge de 32 ans… Même la randonnée et le vélo finissent par le séduire. Yves Denu est un type bien sous tous rapports. Enfin presque. Sexuellement, il fait "ce qu’il faut, sans plus". Ce qu’il aime, horreur et damnation !, c’est s’habiller en femme. Il le fait en toute discrétion. Jusqu’au jour où son épouse s’en aperçoit. Première fracture. Divorce.
 
A sa deuxième compagne, élue municipale d’une commune de l’Isère, qu’il aime profondément, il ne cache rien de sa double vie et de ses week-ends "en fille" à Paris. Mais ce qu’il croit pouvoir considérer comme un jardin secret va, au fil des années, se faire "de plus en plus envahissant". Le masque craque et se fissure, par à-coups. En 2007, après un accident qui l’a tenu immobilisé plusieurs semaines, Yves Denu réalise qu’il ne peut "plus continuer comme ça". Il a déjà consulté des psys et lu Robert Stoller – psychanalyste américain, né en 1925 à New York, connu pour ses recherches sur l’identité de genre. Cette fois, la médecin psychiatre à qui il s’adresse est, sinon une spécialiste, du moins quelqu’un "qui connaît un peu le sujet".
 
Cela fait environ quatre ans, en effet, que le docteur Isabelle Rabiller a commencé à recevoir, dans son cabinet grenoblois, des transgenres. Parmi ceux-ci, près de 90 % sont des "M to F", des "male to female" : des hommes qui veulent devenir (ou se ressentent) femmes, indique la psychiatre – qui précise ne pas accepter tout le monde en consultation. Pour ceux et celles qui souhaitent entamer leur transition, c’est-à-dire changer de morphologie et d’état civil, le passage chez le psychiatre et, plus tard, devant le juge sont des étapes incontournables. Sans la blouse blanche et la robe noire, pas de visa pour l’autre rive. Au psychiatre de donner son accord : la porte de l’endocrinologue (qui prescrit le traitement hormonal) et, éventuellement, celle du chirurgien (changement des organes sexuels, esthétique du visage, etc.) ne s’ouvrent qu’à cette condition – ce que dénoncent la plupart des associations de transsexuel(le)s, favorables à une "dépsychiatrisation" de la procédure.
 
"Je suis là pour vérifier que la personne, avant la transition, ne présente aucun trouble psychiatrique grave sous-jacent, qui pourrait obérer la réalisation correcte de la réassignation de sexe", explique le docteur Rabiller. Son rôle est aussi d’aider les personnes à "élaborer le projet " : le mettre en mots, en mesurer les conséquences, informer l’entourage (les parents et les descendants, notamment) des bouleversements à venir. Démarrer une transition "ne peut pas se décider de manière unilatérale", insiste la psychiatre. Cet "accompagnement" dure au moins deux ans.
 
"J’ai une mère et j’ai un père… que je ne vais plus appeler papa. Mais quels mots vais-je utiliser pour parler, demain, à mes futurs enfants ?", s’interroge la fille d’Yves – devenu – Valérie. Agée de 24 ans, Marianne (prénom d’emprunt) vit avec son compagnon dans la région lyonnaise. Pour elle non plus, le chemin n’est pas fini. Son frère et elle ont été parmi les premières personnes que Valérie Denu a prévenues, en leur parlant en tête à tête.
 
D’abord "sonnée", Marianne a accepté le choix de son père. Non sans désarroi. "On a le sentiment de perdre quelqu’un, ou du moins une facette de quelqu’un qu’on a connu… ou qu’on a cru connaître. En gros, ça fragilise !", sourit la jeune femme. Son frère Philippe (prénom d’emprunt), qui vit à Paris, admet être "tombé de l’armoire" quand il a appris la nouvelle. Agé de 21 ans, il a mis un bon mois – ne donnant plus signe de vie à son père – pour se "faire à l’idée". A Noël, Marianne et Philippe ont offert à Valérie, l’une, des plantes aromatiques, l’autre, une belle orchidée. Sans rancune. "C’est un peu chaud à gérer, mais il n’y a rien de tragique", résume Philippe.
 
Dans les bureaux de Lowe Alpine, un bâtiment moderne dans la zone industrielle de Montbonnot, à quelques kilomètres de Grenoble, le coming out du patron devenu patronne a même été un soulagement. Au début de l’année 2009, l’amaigrissement (dû au traitement hormonal) et les coups de déprime (dus aux difficultés conjugales et familiales, notamment) avaient fait croire à la petite dizaine d’employé(e)s que leur boss couvait une maladie : la "naissance" de Valérie Denu, qu’elle leur a elle-même annoncée, en juin, lors d’entretiens individuels, a été finalement perçue avec respect, parfois admiration.
 
A partir de la fin juillet, Valérie Denu s’est habillée en femme. La comptable, Anna Casella, mère de famille de 46 ans, a découvert, en écoutant son récit, à quel point l’"inadéquation entre le corps et le mental" pouvait faire souffrir. "Quand les deux vont ensemble, c’est déjà dur. Mais alors là… Ce qu’elle a dû en voir !", lâche-t-elle. Réaction "positive", également, chez Décathlon, l’un des principaux fournisseurs de Lowe Alpine. "Si elle se sent plus épanouie en femme, tant mieux !", commente Laurent Wery, responsable commercial pour les sports de montagne dans le groupe. Selon lui, la métamorphose de Valérie Denu a été "globalement bien acceptée" par les professionnels. Sa "force", ajoute-t-il, c’est "d’avoir su informer de sa décision, avant que la rumeur ne le fasse". Sans doute fallait-il du courage et pas mal de sang-froid pour réussir un tel exploit. Parmi les transsexuel(le)s qui militent à Chrysalide, association lyonnaise que Valérie Denu a rejointe à l’automne 2008, certains connaissent des situations nettement moins enviables.
 
Parfois rejeté(e)s par leur famille, voire chassé(e)s de leur travail, ces "femmes qui n’en sont pas", comme les décrit avec tendresse Juliette Jourdan dans son roman autobiographique, Le Choix de Juliette (Le Dilettante, 2009), ont du mal à se faire accepter. Selon le juriste Denis Salas, les transsexuels, dont le nombre est estimé à quelques centaines en France, payent parfois très cher le refus de "rester inscrits dans un récit référentiel", celui de leur histoire sociale et familiale. Pour l’auteur de Sujets de chair et sujets de droit : la justice face au transsexualisme (PUF, 1994), la démarche de Valérie Denu, "qui part à la conquête d’un nouveau regard", revêt un caractère "exceptionnel". Mais il se peut aussi, note Valérie Denu sur son blog (www.myspace.com/valerietr38), que la société ait changé et soit désormais "prête à nous accepter" ?
 
A la suite de la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation reconnaît, depuis 1992, l’existence du "syndrome transsexuel", au nom du droit au respect de la vie privée. Mais le code civil reste, à ce jour, muet. Pas un mot, pas une loi. Ce qui n’empêche pas les juges de juger… Valérie Denu en sait quelque chose : en attendant son changement d’état civil, elle a voulu, dans un premier temps, que son nouveau prénom puisse chasser l’ancien de ses papiers d’identité. Fin janvier, le tribunal de grande instance de Grenoble a donné droit à ce souhait.
 
  • Source Le Monde Catherine Simon