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 d’ADHEOS

Deux mères ou deux pères, est-ce bien raisonnable ? La controverse sur l’homoparentalité semble souvent se résumer à cette question, comme si le débat sur la différence des sexes avait éclipsé tous les autres enjeux de la promesse de François Hollande. L’accès des couples de femmes à l’insémination artificielle avec donneur (IAD), pour ne prendre que celui-là, ouvre pourtant des horizons nouveaux : il bouleverserait en profondeur les fondements mêmes des lois de bioéthique. En s’ouvrant aux homosexuelles, cette pratique, aujourd’hui considérée comme un traitement contre la stérilité, deviendrait, dans l’esprit de tous, une nouvelle manière de mettre des enfants au monde. Une petite révolution qui en affole beaucoup et en réjouit d’autres.
 
Depuis son développement, dans les années 1970, l’insémination artificielle avec donneur est réservée aux couples dont la femme peut porter un enfant mais dont l’homme est stérile. Cette exigence médicale a été fortement réaffirmée en 2011, lors de la révision des lois de bioéthique. "Le caractère pathologique de l’infertilité doit être médicalement diagnostiqué", proclame le code de la santé publique. Une précision ajoutée à la demande du député (UMP) Jean Leonetti, qui souhaitait édifier un solide rempart contre les demandes des homosexuelles. "Ces techniques doivent être employées non pour satisfaire une demande d’enfant érigée en véritable droit, mais pour pallier l’infertilité médicalement constatée d’un couple."
 
Pour les adversaires de l’homoparentalité, le caractère médical de l’insémination artificielle ne fait aucun doute : cette médecine "palliative", soulignent-ils, est destinée à des patients souffrant d’une pathologie. "L’insémination artificielle a été conçue pour compenser la stérilité masculine, qui est une défaillance du corps, explique le psychanalyste Jean-Pierre Winter. Il s’agit donc de prendre en charge, en milieu médical, un problème physiologique qui a privé quelqu’un de ses capacités. Dans le cas des couples d’homosexuelles, le problème est tout autre : elles ne souffrent pas d’une stérilité médicale mais d’une stérilité dite "sociale". C’est leur mode de vie, pas leur corps, qui les empêche d’avoir des enfants."
 
L’ARGUMENT "MÉDICAL" EN QUESTION
 
Cette argumentation qui paraît de bon sens est cependant remise en question, aujourd’hui, par bon nombre d’intellectuels. "L’insémination artificielle avec donneur est effectivement réalisée en milieu médical, et notre droit impose des indications physiologiques, explique la sociologue Irène Théry. Elle n’a cependant rien de thérapeutique : elle ne soigne pas l’homme stérile, elle ne restaure pas sa fertilité, elle consiste uniquement à utiliser le sperme d’un autre homme. Cela n’enlève rien à la légitimité de cette pratique formidable qui a permis de faire naître des milliers d’enfants. Cela oblige simplement à la penser pour ce qu’elle est : un arrangement social qui permet de faire naître un enfant de la coopération de trois personnes – le donneur et le couple de parents qui a sollicité et reçu le don."
 
Sous ses dehors médicaux, l’insémination artificielle est en effet l’héritière de pratiques sociales très anciennes qui consistaient, lorsque le mari était stérile, à avoir recours à un amant. Dès le XVIIIe siècle, et plus encore au XIXe, certains médecins parviennent pourtant à dissocier sexualité et procréation, éloignant ainsi le spectre de l’adultère : dans le secret de leurs cabinets, ils inséminent des femmes avec le sperme d’un autre homme que leur mari. Ce fut le cas de John Hunter, un chirurgien écossais du XVIIIe siècle considéré comme l’inventeur de cette pratique, mais aussi celui de William Pancoast, un médecin américain qui endormit, en 1884, une femme pour l’inséminer avec le sperme de l’un de ses étudiants.
 
Ces pionniers eurent une large descendance : au cours du XXe siècle, bien des gynécologues pratiquèrent artisanalement des inséminations. "Du fait de sa rusticité technique, l’insémination artificielle avec donneur était connue depuis longtemps, mais elle était l’objet d’une condamnation formelle par les autorités morales et médicales, ce qui l’enfermait dans une pratique clandestine dévalorisante", raconte Georges David, le fondateur des Centres d’étude et de conservation des oeufs et du sperme humains (Cecos). "C’était une pratique répandue dans les cabinets médicaux avant les années 1970", confirme René Frydman, le pionnier français de la fécondation in vitro.
 
Avec la création des Cecos, en 1973, l’insémination artificielle avec donneur passe cependant du bricolage artisanal à la médicalisation à grande échelle. Les médecins du XVIIIe siècle avaient dissocié sexualité et procréation en évitant tout rapport sexuel entre la femme et le donneur. Ceux de la fin du XXe parviennent, eux, à dissocier le moment du don de celui de son utilisation : congelé et stocké, le sperme peut être utilisé des mois, voire des années plus tard. Grâce aux techniques modernes, l’insémination, longtemps considérée comme un adultère déguisé, prend alors les allures d’un "traitement" médical.
 
"NI VU NI CONNU"
 
L’environnement scientifique ne suffit cependant pas à effacer la crainte de la réprobation sociale. Afin d’éloigner tout soupçon d’immoralité, les inventeurs de cette pratique l’ensevelissent donc sous un lourd secret : les médecins conseillent aux couples de se taire et les parlementaires prévoient un accord secret chez le juge ou le notaire. Pour effacer à jamais le "troisième homme", ils décident en outre de considérer le donneur comme un simple fournisseur – anonyme – de matériel biologique. "Il ne pourra pas être démasqué puisque l’on choisit un donneur qui a le même groupe sanguin que le père, note Dominique Mehl, sociologue au CNRS. Et il ne pourra pas non plus être identifié puisque la loi interdit toute recherche en paternité. Personne ne doit savoir ce qui s’est passé."
 
Irène Théry a trouvé un nom de baptême pour ce modèle : le "ni vu ni connu". Un père, une mère, pas un de plus, pas un de moins : dans la France du début des années 1970, qui ne connaît pas encore le divorce, les familles recomposées ou la monoparentalité, ce principe s’impose naturellement aux créateurs des Cecos. "Ils se sont moulés sur le seul modèle familial légitime de l’époque : le couple hétérosexuel, constate Dominique Mehl. Pour ne pas bousculer l’institution familiale, ils ont tenté d’effacer à jamais le geste et l’identité du donneur." L’insémination a été fondée sur l’idée du "mime procréatif", conclut Irène Théry : aux yeux de la société, le couple infertile doit passer pour le couple procréatif.
 
Selon Jean-Pierre Winter, cet arrangement qui consiste à "faire comme si" a des vertus symboliques. "L’effacement du donneur est un tour de passe-passe conçu pour masquer la confusion imaginaire entre la stérilité et l’impuissance. C’est un mensonge, bien sûr, mais les enfants, qui ont toujours un savoir inconscient, comprennent très vite que, sur terre, les bébés naissent d’un père et d’une mère. Pour un enfant né d’une insémination artificielle avec donneur, le récit des origines reste pensable : la présence autour de lui d’un homme et d’une femme montre que les conditions nécessaires à l’engendrement d’un enfant sont réunies."
 
Ce modèle a tenu bon pendant une trentaine d’années. Mais il a suffi que les enfants nés d’un don prennent la parole, au début des années 2000, pour que le système se lézarde. Sans remettre en cause la place de leur père, beaucoup dénoncent alors l’insondable vide qui marque le récit de leurs origines : ils ne veulent pas d’un autre père, ils souhaitent simplement connaître le nom du donneur qui leur a transmis la vie. Leur parole est d’autant plus dérangeante qu’elle émerge dans un monde où le couple hétérosexuel marié pris pour référence par l’IAD est concurrencé par d’autres formes de vie familiale : familles recomposées, foyers monoparentaux, homoparents, beaux-parents. Pourquoi, dès lors, s’obstiner à exclure du récit toute autre figure que le père et la mère ?, demandent les partisans de la levée de l’anonymat sur les dons.
 
LE MODÈLE FRANÇAIS BOUSCULÉ
 
En 2011, lors de la révision des lois de bioéthique, leurs interrogations n’ont pas été entendues, mais elles pourraient bien resurgir dans les mois qui viennent. En demandant l’accès à l’insémination artificielle, comme en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne ou au Danemark, les couples de femmes bousculent à nouveau le modèle français. "Cette manière de mettre des enfants au monde grâce à la coopération de trois personnes construit un nouvel imaginaire dans lequel il est très compréhensible que les couples de femmes aient placé leurs espoirs, estime Irène Théry. Il existe en effet un parallèle entre les couples hétérosexuels stériles et elles : dans les deux cas la sexualité n’est pas procréative, mais dans les deux cas le couple peut devenir parent grâce à l’aide d’un tiers, le donneur."
 
Ce faisant, les homosexuelles portent un nouveau coup au "ni vu ni connu". Car, avec les couples de femmes, le principe du "mime procréatif" devient une gageure : deux mères ne peuvent se faire passer pour les parents procréateurs de l’enfant. "Si les homosexuelles ont accès à l’IAD, il faudra repenser le modèle, poursuit Irène Théry. Au lieu de dissimuler à tout prix le fait que cet engendrement a eu lieu à trois, il faudra assumer le sens social de cette pratique : dire clairement que l’insémination n’est pas un traitement médical, mais une nouvelle manière d’engendrer des enfants, et repenser les places des trois personnes qui concourent à la naissance de cet enfant – les parents, qui sont bien sûr les seuls titulaires de la filiation, et le donneur, qui n’est pas un père, mais qui n’est pas non plus un simple fournisseur de matériau de reproduction."
 
C’est ce qu’ont fait la plupart des pays européens ces vingt dernières années. Après la prise de parole des enfants nés d’un don, la Suède, la Suisse, l’Islande, la Norvège, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Finlande et la Belgique ont levé l’anonymat des donneurs. Et beaucoup ont ensuite ouvert l’insémination artificielle aux couples de femmes. "Les débats sur l’homoparentalité vont sans doute rouvrir le chantier des lois de bioéthique, conclut Dominique Mehl. Elles sont fondées sur un socle exclusivement médical, alors que l’assistance à la procréation pourrait représenter une nouvelle manière de faire une famille." En 2011, la révision des lois de bioéthique avait débouché sur un statu quo. Deux ans plus tard, les débats sur l’homoparentalité montrent qu’il faudra sans doute remettre un jour l’ouvrage sur le métier.