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 d’ADHEOS

Lancé en décembre 2017 en France, ce nouveau média s’adresse aux "générations connectées et ouvertes sur le monde". Mais derrière la façade progressiste, AJ+ est surtout une succursale d’Al-Jazira, la chaîne télé détenue par la famille royale du Qatar. Une allégeance troublante, surtout quand on se penche sur le contenu de ses vidéos…
 
Vous avez peut-être déjà aperçu leurs contenus en traînant sur votre page Facebook ou votre fil Twitter. Des vidéos léchées, présentées par de jeunes journalistes à destination des jeunes générations. AJ+ a débarqué en France depuis décembre dernier. Uniquement accessible sur les réseaux sociaux, ce média est la version francophone d’un service de vidéos d’actualité qui cartonne dans le monde anglo-saxon : AJ+ en langue anglaise, lancé en septembre 2014, qui compte 929.000 abonnés sur Twitter et près de 11 millions sur sa page Facebook. En français, les chiffres sont bien plus modestes (14.000 followers sur Twitter et 120.000 sur Facebook) mais les vidéos les plus populaires dépassent régulièrement les 500.000 vues.
 
Pour le visiteur lambda, impossible de le savoir mais AJ+ est en fait la succursale "réseaux sociaux" de Al-Jazira, chaîne TV d’info en continu de référence du monde arabe. Les deux sont la propriété de "Al Jazeera Media Network", une organisation directement détenue par la famille royale du Qatar. Une filiation dont AJ+ français ne fait jamais mention, nulle part. La chaîne de vidéos se présente simplement comme "un média en ligne pour les générations connectées". Et son identité graphique prend soin de se distinguer totalement du logo de la chaîne Al-Jazira, qui représente un caractère d’écriture arabe.
 
 Impossible donc, en voyant passer ses contenus, de déceler que AJ+ appartient à un émirat autoritaire et ultra-conservateur. Au contraire, le média paraît relayer comme il le clame "de façon inclusive les problématiques des sociétés contemporaines" chères aux générations "ouvertes sur le monde" : droits des femmes et des minorités sexuelles, lutte contre le racisme, etc. Le souci de "l’inclusivité" est partout, jusque dans l’écriture avec l’omniprésent point médian. Une vision du monde très "liberal" au sens anglo-saxon du terme, qui se fait parfois même "radical" en épousant des causes plus pointues comme le remplacement du sigle "LGBTQI+" par "LGBTQQIP2SAA", la substitution dans la Constitution des "droits humains" aux "droits de l’homme" ou encore, la lutte contre la glottophobie (discriminations fondées sur les accents). Plus inclusif, y a pas.
 
Une fascination pour la notion de races
 
Mais quand on s’y attarde, derrière cette façade résolument ouverte et cool, transpirent assez rapidement un certain nombre d’obsessions. D’abord pour la notion de race, utilisée comme un critère fondamental de lecture de tout. AJ+ relaie ainsi sans relâche les combats des réseaux sociaux portés par des hashtags tels que #BlackHogwarts, dénonçant le manque de "personnages noir-e-s" dans… la saga Harry Potter. "Sur les 1.207 minutes de la saga Harry Potter, les personnes de couleur ne parlent que 5 minutes et 40 secondes", est allé calculer un tweet cité par AJ+. Qui s’indigne également que "31% des rôles à connotation négative [dans la télévision française soient] tenus par ces personnes non-blanches". AJ+ français lance également des polémiques sur le sujet, comme lorsque le footballeur français Antoine Griezmann est sélectionné par le gouvernement comme tête d’affiche d’une campagne contre les discriminations : "Le ministère des Sports a choisi le footballeur Antoine Griezmann comme ambassadeur pour incarner la lutte contre le racisme dans le foot. Pas Blaise Matuidi. Pas Ousmane Dembélé. Pas Paul Pogba. Antoine Griezmann". Comprendre : Antoine Griezmann ayant la peau blanche, il ne serait pas légitime pour promouvoir la lutte contre le racisme.
 
Dans une vidéo consacrée à "l’appropriation culturelle", la journaliste Yasmina Bennani pose cette question : le "twerk" de Miley Cyrus, les kebabs commercialisés par McDonalds, les tresses de Kylie Jenner, "vous trouvez ça cool ou ça vous révolte ?". Deux sources donnent la réponse : Nacira Guénif-Souilamas, professeure de sociologie à Paris-8, qui explique que ces exemples constituent "une spoliation, (…), un abus de pouvoir, (…) une continuation de la colonisation par d’autres moyens". Et Réjane Pacquit, cofondatrice de Sciences Curls, qui juge "extrêmement violent" de voir des personnes blanches arborer des dreadlocks.
 
Une autre vidéo réalisée par la même Yasmina Bennani traite de la question du "féminisme blanc". "Au sein [du féminisme], censé être universel, une tendance est de plus en plus accusée de ne pas toutes nous inclure, introduit-elle. C’est le féminisme blanc, ou white féminism en anglais". Plus tard dans la vidéo, elle affirme qu’"aujourd’hui, le féminisme blanc (…) est accusé de délaisser les injustices supplémentaires rencontrées par les femmes de couleur". Par qui, en quelles proportions ? On ne le saura pas. Et là encore, la parole n’est accordée qu’à des interlocuteurs très engagés, sans que leur subjectivité soit jamais explicitée ou contrebalancée par des contradicteurs. Fania Noël, militante au collectif afro-féministe Mwasi, dénonce un féminisme "ethnocentrique, libéral et impérialiste", puis on cite Ruth Frankenberg, une universitaire américaine "spécialisée en études de la blanchitude". L’experte du CNRS convoquée est Christine Delphy, qui juge les féministes françaises historiques comme Elisabeth Badinter "complètement allumées. (…), elles sont peut-être féministes mais elles sont aussi racistes". La vidéo s’achève sur cette conclusion de la journaliste, avancée sous forme de question : "Le féminisme blanc français serait-il islamophobe et raciste ?". La réponse d’AJ+ a en tout cas été fortement suggérée au spectateur…
 
L’omniprésence des indigènes de la République
 
Les "experts" brandis par AJ+ dans ses vidéos partagent très souvent un point commun : ce sont des proches, voire des membres fondateurs du Parti des indigènes de la République (PIR), l’association fondée par Houria Bouteldja, aux obsessions identitaires bien connues et qui dissimule mal des positions homophobes, antisémites ou racistes derrière un prétendu "antiracisme politique". Depuis janvier, AJ+ a ainsi sollicité Christine Delphy et Nacira Guénif-Souilamas mais également Imen Habib, toutes signataires de l’appel du PIR en 2005. Il semble d’ailleurs que ces sympathies soient partagées au sein de la rédaction : une des journalistes d’AJ+, Widad Ketfi, a ainsi participé à une conférence sur les "paroles non blanches" le 13 avril 2016. Thème de son intervention : "La blanchité dans les médias".
 
Dans la pensée indigéniste, toute la société occidentale est analysée à l’aune de l’oppression "coloniale" infligée aux "racisés", c’est-à-dire aux non-Blancs. Cette vision se retrouve dans la ligne éditoriale d’AJ+ français, où d’innombrables faits divers sont égrenés dans le but transparent d’instiller l’idée que l’islamophobie et le racisme sont omniprésents en France : expulsion d’une migrante enceinte dans un train à Menton, violences contre une femme "agressée car voilée" à Vélizy, "violente interpellation" d’une autre en niqab à Montpellier… Chaque exemple de violence policière supposée ou avérée est ainsi scrupuleusement rapporté, voire monté en épingle. Dans une certaine mesure, le média fonctionne comme une sorte de "Fdesouche" à l’envers : à l’instar du site d’extrême droite, il nourrit un fil d’actualité obsessionnel, créant un climat particulier, en l’espèce celui d’un Etat policier, raciste et islamophobe.
 
Et lorsqu’AJ+ décide de consacrer une attention plus particulière à un incident, c’est pour en donner une version univoque. Exemple avec le cas d’une femme qui aurait été forcée de quitter la salle de sport de l’Aquaboulevard à Paris car elle portait un turban. La chaîne décide de mettre en valeur le témoignage de la meilleure amie de la femme en question, ainsi que des tweets mettant en cause le comportement d’Aquaboulevard. Pendant ce temps-là, un article du Parisien met côte à côte cette version et celle du directeur, qui relate qu’"il a été rappelé à la cliente et à son invitée qu’il fallait qu’elle retire son couvre-chef. Elle est quand même allée assister au cours avec son turban. A la fin du cours, nous lui avons fait un second rappel", avant que l’incident ne survienne. Ce témoignage n’est jamais évoqué dans la vidéo d’AJ+.
 
Deuxième exemple : celui d’un Montpelliérain expulsé d’un cinéma car il portait un keffieh et un sac à dos. Dans son interview pour AJ+, il dénonce directement un "racisme ordinaire". Simple témoignage d’un citoyen lambda victime de discrimination ? Pas vraiment : sur son compte Twitter, Abdel-Wahab Ladmia se présente comme un "militant antiraciste décolonial" et retweete abondamment le Parti des indigènes de la République. Sa confrontation filmée avec une membre du personnel du cinéma permet de reconstituer la réalité de la scène : il s’est donc rendu au cinéma, keffieh sur la tête et sac sur le dos, et a très vraisemblablement refusé de voir son sac fouillé, ce qui a entraîné la confrontation qu’il a filmée avec son portable illico dégainé.
 
Le soutien à Tariq Ramadan
 
Tout en nourrissant le sentiment que les musulmans sont victimes d’un acharnement au sein de la société française, AJ+ publie un contenu très favorable à… Tariq Ramadan. Alors qu’il est mis en examen pour des accusations de viol, le prédicateur islamiste, qualifié de "professeur" et d’"intellectuel suisse", bénéficie d’une courte vidéo qui met en valeur le combat de ses soutiens, #FreeTariqRamadan.
 
Qui s’exprime dans ce contenu ? L’épouse de Tariq Ramadan, et trois comptes Twitter anonymes qui le soutiennent. AJ+ n’a visiblement pas été refroidi par le profil de ces comptes, qui pourtant interpellent : le premier, @NasNacera, est empli de messages haineux contre le "lobby judaïste" et moque ceux qui hurlent "au zantisémitisme (sic). Le second, @Jeru_Saleem, témoigne d’une véritable obsession pour le conflit israélo-palestinien. Et le troisième, @marteauamiral, est un compte d’extrême droite qui prône la "réémigration". Pour AJ+, qu’importent ces profils pourvu qu’ils illustrent sa thèse : "Certain-e-s dénoncent le deux poids deux mesures" dans le traitement de l’homme accusé de viol par cinq femmes.
 
Des partis pris qui ne disent pas leur nom
 
Régulièrement, le média fait davantage que relayer des informations : il livre des analyses politiques. En décrétant qu’un sujet fait polémique pour le traiter avec des interlocuteurs militants ne venant que d’un seul camp, AJ+ prend position. Mais là où les médias engagés affichent la couleur, AJ+ se planque. Sur la forme, les vidéos mises en ligne par la chaîne ressemblent comme deux gouttes d’eau aux contenus "pédagos" publiés par des médias comme Brut ou Le Monde, aux prétentions objectives. Et rappelez-vous, officiellement AJ+ n’est qu’"un média qui traite de façon inclusive les problématiques des sociétés contemporaines". Or, dire d’où l’on parle voire assumer son parti pris, c’est ce qui différencie un média engagé… d’un organe de propagande.
 
Illustration, une nouvelle fois, avec cette vidéo consacrée au Conseil des sages de la laïcité créé par le ministère de l’Education nationale.
 
La journaliste, Chloé Duval, décrète d’emblée que ce Conseil "pose problème", puis donne la parole à deux sources. Le premier interlocuteur, Jérôme Martin, est un membre du "Cercle des enseignant-e-s laïques"… une dénomination qui cache le fait que cette organisation réalise des vidéos sur la laïcité en partenariat avec le très contestable Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Deuxième source : Asif Arif, présenté comme un "avocat spécialiste des questions de laïcité". Or, comme le souligne une contribution d’un Mariannaute consacrée au personnage, Asif Arif est également l’animateur d’émissions religieuses où l’on n’hésite pas à affirmer qu’il faut "habituer" les jeunes filles "aux bienfaits du voile" et ce, dès l’âge de 7 ans. Sans surprise, donc, nos deux "experts" pourfendent le Conseil des sages de la laïcité, accusé de propager "un athéisme militant, anti-religieux et notamment à l’égard des musulmans en priorité".
 
La fin de cette séquence, qui se prétendait pédagogique, est un festival : on y évoque des "croisades menées au nom d’une laïcité qu’on pourrait qualifier de falsifiée", un acharnement consistant à "systématiquement dire que c’est le foulard islamique, la jupe islamique, le chouchou islamique, le tatouage islamique, qui sont des problèmes prioritaires de l’école de la République". Si l’idée était de produire un éditorial, elle n’est pas assumée. Mais si le but était, sous des airs d’"info", de dénigrer auprès du jeune public la conception républicaine de la laïcité, l’objectif est pleinement atteint.
 
La promotion du voile
 
Même si AJ+ ne l’explicite jamais, il devient évident à force de le lire que le média est vecteur d’un engagement politique. Notamment en faveur du port du voile : en janvier dernier, le portrait de Amena Khan, une blogueuse devenue la première femme voilée à être l’égérie de L’Oréal (elle s’est finalement retirée après que ses tweets polémiques sur Israël eurent été exhumés), ressemble moins à un reportage qu’à un spot de publicité pour "la liberté de porter le voile".
 
Le média financé par le Qatar célébre aussi le "Hijab Cosplay", où des femmes voilées se déguisent en super-héroïnes. Et lorsqu’Emmanuel Macron s’interroge sur le fait que certaines femmes puissent être obligées de porter le voile islamique contre leur volonté, AJ+ décrète que le président "a réussi à énumérer tous les clichés liés au voile en une seule phrase". Une vidéo publiée le 8 mars vient tout de même rappeler qu’en Iran, les femmes luttent pour pouvoir retirer leur voile.
 
L’obsession pour le conflit israélo-palestinien
 
Mais là où l’engagement politique d’AJ+ français est le plus visible, c’est lorsqu’il aborde le conflit israélo-palestinien. C’est-à-dire très, très souvent : cette thématique, qui s’invite de manière sporadique dans l’actualité française, est une véritable obsession pour le média basé à Doha. Du 1er au 23 avril, il a ainsi consacré pas moins de 14 vidéos complètes à Israël et au sort des Palestiniens, alors qu’il publie entre 2 et 3 vidéos chaque jour. Et il n’est qu’à lire leurs titres pour constater qu’elles relèvent là encore davantage de la propagande que du journalisme : "En silence, Ahed Tamimi endure la torture psychologique de ses matons israéliens" ; "Tirer sur un homme et s’en réjouir : c’est ce que font ces soldats israéliens" ; "À Gaza, ‘plus grande prison à ciel ouvert’ au monde, les Palestiniennes réclament leur droit au retour".
 
A l’intérieur des vidéos, toujours les mêmes méthodes. Sous prétexte de dresser un état des lieux du mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions contre l’Etat d’Israël) pour les non-avertis, AJ+ donne la parole à Imen Habib, animatrice de la campagne BDS en France (et signataire de l’appel des Indigènes de la République) ; à Ghislain Poissonnier, "magistrat à la cour de Cassation" mais surtout engagé de longue date dans la cause palestinienne, ce qui n’est jamais précisé ; et à Jean-Guy Greilsamer, militant de l’Union juive française pour la paix (UJFP)… seule association juive radicalement hostile à Israël. Pour expliquer les critiques dont fait l’objet le mouvement BDS, régulièrement accusé de dissimuler un antisémitisme violent, la journaliste Widad Ketfi avance tout simplement : "Parce que [le mouvement BDS] dérange, alors qu’il est non-violent et qu’il s’inspire de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud". Nelson Mandela est même convoqué en fin de vidéo, tandis que l’on s’étonne de "l’exception" dont bénéficie le "régime d’apartheid israélien"…
 
Quand AJ+ français ne se demande pas "jusqu’à quand Israël va asphyxier Gaza dans l’indifférence générale", "pour punir les Gazaouis d’avoir élu le Hamas lors des élections de 2006", il propose de "comprendre 70 ans de conflit [israélo-palestinien] en moins de 6 minutes". Le résultat est alors à la hauteur des craintes : un exercice de propagande d’où le pluralisme est absent, et où l’expert de référence du conflit est Alain Gresh, un journaliste proche des Frères musulmans et de Tariq Ramadan en compagnie duquel il a publié un livre d’entretien et donné des conférences. Et voici comment s’ouvre cette explication historique : "Imaginez que l’on débarque chez vous, que l’on s’installe dans votre salon, et que progressivement on grignote un peu plus de votre espace pour vous laisser qu’un tiers de votre chambre ou pire qu’on vous expulse ? Et gare à vous si jamais vous protestez. Et bien c’est ce qui arrive aux Palestinien.ne.s depuis 70 ans". La question finale est tout aussi subtile : "Est-ce que certains Etats ne sont pas au-dessus du droit international ? Et jusqu’où la communauté internationale laissera Israël s’étendre ?
".
 
Quand AJ+ français ne se demande pas "jusqu’à quand Israël va asphyxier Gaza dans l’indifférence générale", "pour punir les Gazaouis d’avoir élu le Hamas lors des élections de 2006", il propose de "comprendre 70 ans de conflit [israélo-palestinien] en moins de 6 minutes". Le résultat est alors à la hauteur des craintes : un exercice de propagande d’où le pluralisme est absent, et où l’expert de référence du conflit est Alain Gresh, un journaliste proche des Frères musulmans et de Tariq Ramadan en compagnie duquel il a publié un livre d’entretien et donné des conférences. Et voici comment s’ouvre cette explication historique : "Imaginez que l’on débarque chez vous, que l’on s’installe dans votre salon, et que progressivement on grignote un peu plus de votre espace pour vous laisser qu’un tiers de votre chambre ou pire qu’on vous expulse ? Et gare à vous si jamais vous protestez. Et bien c’est ce qui arrive aux Palestinien.ne.s depuis 70 ans". La question finale est tout aussi subtile : "Est-ce que certains Etats ne sont pas au-dessus du droit international ? Et jusqu’où la communauté internationale laissera Israël s’étendre ?
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Quand on sait qu’AJ+ est financé par le Qatar, lequel dépense des millions de dollars pour soutenir le mouvement islamiste du Hamas dans la bande de Gaza, on réalise que les territoires du journalisme sont décidément bien loin.
 
Sous le progressisme, le Qatar
 
En réalité, les vidéos produites par AJ+ sont en fait alignées sur les intérêts du Qatar. C’est là toute l’ambiguïté d’Al-Jazira et de ses filiales. La chaîne d’info en continu a été créée de toutes pièces par le Cheikh Hamad Ben Khalifa Al Thani en 1996. "Devenu émir du Qatar après avoir renversé son père, il souhaitait alors montrer qu’il était capable de moderniser son pays", explique à Marianne Mohamed El Oifi, maître de conférences à Sciences Po, spécialiste des médias arabophones. La volonté de libéralisation du nouvel émir l’a conduit à laisser beaucoup d’autonomie à Al-Jazira, qui s’est vite imposée, devenant la chaîne de référence du monde arabe. Le média a également développé une identité particulière : "Al-Jazira ouvre son antenne à toutes les oppositions – sauf à celles du Qatar -, c’est la chaîne de toutes les contestations, de défense des gens marginalisés, le porte-voix des peuples". Une posture qui se traduit notamment par le fait de donner régulièrement la parole aux Frères musulmans et aux islamistes, considérés "comme des acteurs politiques ordinaires".
 
Mais cette ligne engendre quelques contradictions embarrassantes. Comment multiplier les vidéos défendant les droits de la communauté LGBTQ (et même "LGBTQQIP2SAA"), tout en passant sous silence que l’homosexualité… est illégale et même passible de peine de mort au Qatar ? Du plus pur pinkwashing. Comment défendre avec crédibilité les thèses d’un féminisme parfois radical alors qu’au Qatar, aucune femme ne siège au Parlement et qu’Amnesty International dénonce "les discriminations dans la législation et dans la pratique" qu’elles subissent là-bas ? Comment se faire le porte-voix d’un droit-de-l’hommisme particulièrement revendicatif dès lors que l’on travaille pour une monarchie de droit divin autoritaire prônant la charia, où la flagellation et la peine de mort restent en vigueur ?
 
Si la chaîne et ses déclinaisons AJ+ bénéficient d’une certaine liberté éditoriale, celle-ci est en fait liée à plusieurs conditions qui dessinent en creux la stratégie du Qatar. Premièrement, l’impertinence journalistique s’exerce exclusivement en dehors des frontières de l’émirat : la version anglophone d’AJ+ peut par exemple consacrer une vidéo à la répression des homosexuels en Tchétchénie, elle restera toujours silencieuse sur l’homophobie d’Etat qui règne chez son actionnaire.
 
Deuxièmement, si à l’international tous les aspects du discours progressiste peuvent être mobilisés, y compris la défense des minorités, le principal message de fond reste compatible avec la ligne de Doha : l’islamisme politique est encouragé, en témoigne la présentation très favorable donnée au Hamas dans les vidéos sur la Palestine. Et la géopolitique qatarie est scrupuleusement respectée, comme dans le traitement critique ciblant l’Arabie saoudite, principal rival du Qatar au Moyen-Orient, et son prince héritier Ben Salman. AJ+ multiplie les vidéos mettant en cause le rôle des Saoudiens dans le conflit au Yémen, dont les atrocités sont décrites par le menu. Mohamed Ben Salman, lui, fait l’objet d’un portrait confrontant sa "face A" de modernisateur et sa "face B" obscure d’homme politique autoritaire. La rédaction d’AJ+ français observe en revanche un silence poli mais têtu sur l’actualité d’un pays voisin de l’Arabie saoudite, le Qatar ! Aucun contenu n’a été consacré au pays actionnaire en 2018. C’est sans doute plus prudent, puisque les journalistes sont basés… à Doha.
 
Résultat, la façade "éveillé·e·s, impliqué·e·s, créatif·ve·s" (c’est le slogan d’AJ+ français) entretient l’image cool et moderne d’Al-Jazira et, in fine, du Qatar. Une stratégie de soft power bien connue de cette monarchie, dont l’achat du PSG a été l’un des exemples les plus spectaculaires en France, permettant de faire rimer, aux yeux d’un public jeune et non averti, Qatar avec Neymar. Même si ses contenus sont différents de ceux d’Al-Jazira, AJ+ procède bien de la même logique : "AJ+ ne change pas de ligne éditoriale mais d’interlocuteur, expose Mohamed El Oifi. Pour capter un public jeune et radical, elle adapte ses contenus". Pour les contenus en français, la direction est impulsée par la rédactrice en chef Kheira Tami. Cette journaliste polyglotte et expérimentée a parfaitement saisi comment articuler l’idéologie du Qatar avec l’affichage multiculturaliste. Même si les ficelles sont grosses… "AJ+ en France n’a pas atteint sa maturité, il sont encore dans des essais très radicaux dans le but de se créer une base, tempère Mohamed El Oifi. Mais la question de la normalisation va vite se poser : s’ils continuent dans cette voie, ils vont rapidement manquer d’interlocuteurs sérieux. Pour le moment, AJ+ ne forme qu’une fraction marginale de l’opinion publique". L’expérience AJ+ montre en tout cas qu’après Russia Today et Sputnik News, les grandes puissances étrangères adeptes de la propagande ont bien compris l’intérêt de la faire de l’intérieur, en investissant le paysage médiatique français.
 
 
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